Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 167 - L'abus de droit fondamental - 26

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L'ABUS DE DROIT FONDAMENTAL
d'expression25. Le concept de l'abus de droit fondamental a donc un mode d'être particulier
au sein de la communauté d'interprétation du discours juridique. Pour autant, il
ne faudrait pas exagérer l'influence de la notion dans le contentieux de la fondamentalité.
Nul doute, comme en témoigne la jurisprudence de la Cour EDH26,que les paradoxes
inhérents à la dénomination du concept aient pour conséquence l'utilisation parcimonieuse
de l'abus de droit en matière de droits fondamentaux. Et pour cause, s'il est
tout à fait discutable que l'on puisse abuser d'un droit, n'est-il pas inacceptable que l'on
soit en situation d'abuser d'un droit fondamental ? La liberté n'est-elle pas, justement, le
choix d'en faire l'usage qui nous plaît ? B. Constant disait bien que la liberté « c'est
pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie, et de l'exercer, de
disposer de sa propriété, d'en abuser même »27. Plus récemment, au terme d'une
leçon inaugurale au Collège de France magistrale, P. Boucheron évoqua, lui, la nécessité
d'être « exagérément libre »28. Si, en la matière, certains voient dans les excès la vertu,
la notion de l'abus de droit fondamental postule, au contraire, la non-équivalence des
intérêts et des prétentions dans l'exercice de la liberté. Là encore, le concept objet de
cette recherche nous oriente inexorablement sur le chemin de la signification des droits
fondamentaux - laquelle se façonne aussi, nous le verrons, de la dialectique complexe
entre abus de domination et abus de liberté. Et si le vague sémantique qui préside à
l'univers de la fondamentalité peut brouiller les frontières entre le licite et l'illicite,
alors le concept de l'abus, contrairement aux apparences, pourrait voir sa nécessité croître
en matière de droits fondamentaux.
10. En même temps, ce concept de l'abus de droit fondamental est-il aussi scandaleux
qu'il paraît ? N'est-il pas, seulement, le signe de l'évolution du phénomène juridique,
et précisément du système des droits ? Ainsi, les premières formes d'abus de
droit concernaient le droit de propriété29, le droit de grève30, le droit au recours31,autant
de droits considérés aujourd'hui comme fondamentaux. Il n'est d'ailleurs pas anodin
que la théorie se soit véritablement révélée en matière de droit de propriété, droit égoïste
par excellence, des plus absolus s'il en est, et qui structure, à n'en pas douter, l'imaginaire
libéral de la pensée des droits de l'homme. Il se pourrait bien, alors, que le concept
de l'abus nous raconte un tant soit peu l'évolution du phénomène juridique et la modélisation
de ses structures contentieuses. D'une certaine façon, l'abus de droit a été un
prélude à la fondamentalité. En sanctionnant l'usage d'un droit en raison de la considération
dû à autrui, l'Homme n'était plus cette « cause efficiente du droit », mais devint
(déc.), nº 42264/98) ; de droit au recours effectif (Cour EDH, 12juin 2012, Hizb ut-Tahrir et a. c/Allemagne
(déc.), nº 31098/08) ; d'interdiction de la discrimination (Cour EDH, 20 févr. 2007, Pavel Ivanov c/Russie
(déc.), nº 35222/04) ; du droit de se porter candidat à une élection (Commission EDH, 11 oct. 1979, Glimmerveen
et a. c/Pays-Bas,nos
8348/78 et 8406/78) et indirectement en matière de droit de propriété (Cour
EDH, 12juin 2012, Hizb ut-Tahrir et a. c/Allemagne (déc.), nº 31098/08).
25. Pour le même ordre juridique, not. Cour EDH, Pavel Ivanov c/Russie, préc. ; 27juin 2017, Belkacem
c/Belgique (déc.), nº 34367/14 ; 20 oct. 2015, M'Bala M'Bala c/France (déc.), nº 25239/13.
26. Selon la Cour EDH, la notion « ne trouve à s'appliquer qu'à titre exceptionnel et dans des hypothèses
extrêmes, ce qu'illustre au demeurant la jurisprudence de la Cour » (6janv. 2011, Paksas c/Lituanie,
nº 34932/04, § 87).
27. « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », Discours prononcé à l'Athénée
royal [disponible en ligne], Paris, 1819 (nous soulignons).
28. « Ce que peut l'histoire », Leçon inaugurale au Collège de France [en ligne], 17 déc. 2015.
29. Cour de Colmar, 2 mai 1855, D. 56. 2. 9 ; Cass. 1re
Bayard, préc.
30. Cass., 22juin 1892, Joost et syndicat de Jallieu, D. 1892. 1. 449.
31. Cass., 3juill. 1895, D. 1895. 1. 511.
civ., req., 3 août 1915, Coquerel c/Clément
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