Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 167 - L'abus de droit fondamental - 37

INTRODUCTION GÉNÉRALE
37
leur violation. En outre, et cette fois comme tout langage98, le discours juridique est
polyvalent et polyfonctionnel.
25. En réalité, le droit est un véritable système discursif composé d'un ensemble
de discours typiques (ou fonctions catégorielles), chacun réunissant à son tour une
multitude de discours. Le discours juridique est d'abord formé de discours normatifs
(1). Le discours normatif guide les comportements, il contraint, il signifie ce qui doit
être (soll sein)99. Tous les interprètes du discours juridique sont susceptibles de produire
un discours normatif, mais seuls les interprètes authentiques100 produisent formellement
des normes juridiques. À côté de ce « magma normatif»101,l'ensemble
des interprètes sont également capables de produire des discours cognitifs (2) à propos
des normes, c'est-à-dire de la connaissance à propos du devoir être social. Ces
discours cognitifs participent du phénomène juridique, lequel ne peut effectivement
être appréhendé qu'en tant qu'ordre normatif. Le droit est aussi un ordre dogmatique
composé de savoirs théoriques, techniques et formels102. Il est, dès lors, un troisième
niveau lié, théorique (3), partiellement externe au phénomène juridique, et qui a justement
pour objet de le décrire. Partiellement externe, car les discours normatifs et
cognitifs du droit sont empreints de théorie, alors que, réciproquement, les discours
théoriques peuvent servir la normativité du droit103. Il ne faut pas non plus surestimer
98. E. Morin, La méthode 4. Les idées (1991), Points, 2014, p. 237.
99. En termes kantiens, le devoir-être en droit peut être assimilé à cette « idée pratique qui peut et doit
réellement avoir de l'influence sur le monde sensible, afin de le rendre, autant que possible, conforme à
cette idée » (Critique de la raison pure, p. 545 cité par S. Goyard-Fabre, Les fondements de l'ordre juridique,
Paris, PUF, 1992, p. 359).
100. Au sens kelsennien : « L'interprétation par l'organe d'application du droit a toujours un caractère
authentique : elle crée du droit (...). Par une telle interprétation authentique, il peut être créé du droit, non seulement
dans le cas où l'interprétation a un caractère général, c'est-à-dire où il y a interprétation authentique au
sens habituel du mot, mais également dans le cas où un organe d'application du droit crée une norme individuelle
». « Il faut observer à cet égard que la voie de l'interprétation authentique, c'est-à-dire de l'interprétation
des normes par les organes juridiques qui doivent les appliquer, ne permet pas seulement de réaliser l'une d'entre
les possibilités révélées par l'interprétation - à base de connaissance - des normes à appliquer, mais peut
également aboutir à la création de normes qui sont tout à fait en dehors du cadre que constituent les normes à
appliquer ». (H. Kelsen, Théoriepuredu droit,trad. fra. de la 2e
éd. par Ch. Eisenmann, Paris, Dalloz, 1962,
p. 461). Si l'interprète authentique désigne un organe juridique dans la théorie pure du droit, l'expression renvoie
également, en un sens herméneutique cette fois, à l'acte d'appropriation du texte, car « il n'est pas d'interprétation
authentique qui ne s'achève dans quelque forme d'appropriation - Aneignung -, si par ce terme
nous entendons le processus par lequel on fait sien (eigen) ce qui d'abord était autre, étranger » (P. Ricoeur,
Écrits et conférences 2 : Herméneutique, Paris, Seuil, 2010, p. 115). À propos de la philosophie herméneutique
de P. Ricoeur, T. Dubourg explique : « comprendre [un texte], c'est (...) se mettre en route vers l'orient du texte,
ce qui ouvre la voie au but ultime de l'acte de lecture : la compréhension érudite ou l'interprétation profonde,
c'est-à-dire l'appropriation par le lecteur du mode d'être-au-monde déployé par la sémantique profonde du
texte » (« Une lecture herméneutique du droit et de la théorie juridique : à propos de Paul Ricœur » (avec
X. Bioy), dans Traité de théorie du droit M.Carpentier (dir.), à paraître). Par ailleurs, et de nouveau d'un
point de vue juridique, cette étude fera parfois référence, au sein des interprètes authentiques, aux interprètes
autorisés ou privilégiés parce que leur interprétation normative reçoit une autorité particulière en droit (la Cour
EDH pour la Convention EDH, la CJUE pour le droit de l'Union européenne, le Conseil constitutionnel pour la
constitutionnalité des lois, etc.).
101. R. Guibourg, El fenómeno normativo. Acción, norma y sistema. La revolución informática.
Niveles del análisis jurídico, Buenos Aires, Astrea, vol. 14, 1987, p. 167 cité par G. Tusseau, Les normes
d'habilitation, Nouvelles Bibliothèque de thèse, Dalloz, 2006, p. 46.
102. V. Forray, S. Pimont, Décrire le Droit... Et le transformer..., préc., p. 284.
103. Le concept de l'abus de droit connaît particulièrement cette circularité entre les discours, apparu
sous la plume du juge, puis rationalisé d'un point de vue prétendument externe par des auteurs qui évoquaient
une véritable « théorie de l'abus de droit ». Cette connaissance méta dogmatique, qui prit pour objet
le concept, servit en même temps son œuvre normative. Il en est de même pour tous les concepts juridiques,

Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 167 - L'abus de droit fondamental

Table des matières de la publication Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 167 - L'abus de droit fondamental