Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 167 - L'abus de droit fondamental - 392

392
L'ABUS DE DROIT FONDAMENTAL
parfois comme une rivalité non résolue143, héritière de l'opposition historique entre la
liberté des anciens et la liberté des modernes, est le moteur discursif de la fondamentalité
en tant que langage structurel des sociétés démocratiques. L'usage de tout droit
fondamental est susceptible de dévoiler une prétention politique qui est réceptionnée
et discutée au sein de la communauté d'interprétation du discours de la fondamentalité.
L'étude du concept de l'abus de droit a montré en quoi la définition de l'objet
d'un droit fondamental est un processus continu, mais aussi concurrentiel au sein de
la communauté politique. Le processus de signification des droits fondamentaux est
susceptible de révéler les exigences démocratiques concrètes, si bien que l'activité
cognitive inhérente à la signification des droits est également une procédure d'enquête
à propos de l'identité démocratique. L'indétermination irréductible qui gouverne la
signification des droits est donc, également, une indétermination démocratique fondamentale.
Bien que marginale, en effet, cette indétermination réciproque est caractéristique
du langage structurel des sociétés démocratiques : elle est cette méthode qui
laisse à la liberté individuelle « une marge d'approximation créatrice de sens et créatrice
de mondes »144. Au fondement de l'ordre juridique, imaginer les droits fondamentaux
est en soi un projet constituant145.
Conclusion du Titre II
577. À travers le concept de l'abus de droit, l'observateur du discours juridique
est plongé au cœur de l'empirisme des droits fondamentaux, avec tout ce que ce phénomène
peut avoir d'imprévisible, d'indétermination irréductible, d'impulsion normative
individuelle et, in fine, de fondamentalement démocratique146. Cela n'équivaut
pas à dire que la signification de la fondamentalité est un phénomène anarchique.
D'un point de vue cognitif, le concept de l'abus de droit décrit un processus concret
et continu de signification des droits fondamentaux qui est impulsé par la connaissance
pratique du destinataire des normes, inhérente à son usage prétendant, puis
rationalisé par la connaissance théorique de l'interprète authentique, du fait de sa
familiarité avec la logique de la fondamentalité. Dès lors, au sein du processus de
signification des droits, l'activité cognitive des interprètes guide la manière de faire
sens et, infine, la normativité juridique concrète. Au regard du potentiel significatif de
son usage des droits fondamentaux, le destinataire des normes accède, certes marginalement,
au fondement de l'ordre juridique. Ce fondement discursif du droit est ainsi
susceptible de s'ajuster aux réalités mouvantes du monde vécu147.
143. J. Habermas, Droit et démocratie, préc., « postface », p. 484.
144. J. Rey-Debove cité par P. Raiman, « Salut à la France », Cahier du cinéma, nº 753, mars 2019,
p. 8.
145. Ce qui n'est pas sans rappeler le projet de T. Jefferson, visant à organiser une assemblée constituante
tous les 20 ans, afin que chaque génération puisse choisir sa propre constitution. Dans une lettre à
James Madison du 6 septembre 1789, il écrit : « la terre appartient en usufruit aux vivants, et (...) les morts
n'ont ni droits ni pouvoir sur elle » (T. Jefferson, Writings, éd. par Merill Peterson, New York, Viking,
1984, p. 1399 cité dans J. Habermas et J. Rawls, Débat sur la justice politique, préc., p. 10). Ainsi, une
génération ne peut choisir pour une autre.
146. Sur le lien entre empirisme et démocratie, cf. C. Tiercelin, « Pars destruens : Ce que n'est pas la
vérité », Cours au Collège de France (Connaissance, vérité et démocratie 2016-2017) [en ligne], 8 mars
2017.
147. S. Goyard-Fabre, Lesfondements de l'ordre juridique, préc., p. XII.

Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 167 - L'abus de droit fondamental

Table des matières de la publication Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 167 - L'abus de droit fondamental