Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 166 - Les dispositions inexploitées de la Constitution de 1958 - 176

176
LES DISPOSITIONS INEXPLOITÉES DE LA CONSTITUTION DE 1958
Constitution. Chargé de « veiller au respect de la Constitution »9 par le constituant luimême,
le président de la République mettrait en jeu sa crédibilité en tant que gardien
de la Constitution s'il prenait l'initiative de saisir lui-même le Conseil constitutionnel.
S'inscrivant dans cette logique, Pierre Mouzet considère qu'« il reste probable que
jamais aucun président ne prenne le risque, généralement inutile, de demander au
Conseil constitutionnel de censurer une loi. Car, croit-il, soit le juge lui donne tort,
et le " gardien " sera humilié et rabaissé, soit il n'en aura pas prouvé ne pouvoir agir
seul : allégeance ou impuissance, déconsidéré dans les deux cas, le dilemme conduit à
l'abstention »10.L'usage du pouvoir de saisine élyséen discréditerait donc fatalement
le président de la République quant à sa fonction de gardien de la Constitution. Autrement
dit, « il serait institutionnellement nocif»11 que le chef de l'État défère une loi
au juge constitutionnel en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution.
321.
Cela illustre un certain type de conflit constitutionnel opposant le rôle présidentiel
de protection de la Constitution résultant de l'article 5 de la Constitution et la
faculté du chef de l'État de saisir le Conseil constitutionnel d'une loi pour vérifier sa
conformité à la norme suprême. Face à cette situation, ou le président décide d'utiliser
cette dernière faculté en s'en remettant au juge constitutionnel, auquel cas il ne pourrait
plus prétendre être celui qui « veille au respect de la Constitution » ; ou il renonce
à exploiter cette prérogative pour garder entière la crédibilité de son statut de gardien
de la Constitution.
de la Ve
322. La pratique incline la balance vers la seconde option. Tous les présidents
République, excepté François Hollande, ont manifesté un désintérêt certain à
l'égard de la faculté de saisir le Conseil constitutionnel. Les autres organes compétents,
c'est-à-dire le Premier ministre, le président de l'Assemblée nationale, le président
du Sénat, ainsi que soixante députés ou soixante sénateurs, en ont tous eu recours
à plusieurs reprises. Le locataire de l'Élysée lui s'est toujours abstenu, y compris en
période de cohabitation. Cette particularité pourrait se justifier si l'on sait que de tous
les titulaires du pouvoir de saisine mentionnés ci-dessus, le président de la République
est le seul organe à être investi expressément de la mission de veiller au respect de la
Constitution. On pourrait donc plus facilement croire qu'il veut préserver sa crédibilité
et s'arroger ainsi de fait le statut de " rempart " contre la violation de la Constitution.
323.
L'absence de saisine du Conseil constitutionnel par le président de la République
au titre de l'article 61, alinéa 2 de la Constitution trouverait donc son explication
dans l'article 5 de la Constitution. Les deux dispositions seraient manifestement
contradictoires et les présidents successifs auraient choisi de faire triompher leur fonction
de gardien de la Constitution au détriment d'une allégeance implicite au Conseil
constitutionnel. Il en découle qu'un conflit entre les deux gardiens de la Constitution
dans le cadre de l'application de l'article 61 de la Constitution « se terminera [évidemment]
à l'avantage du juge constitutionnel »12. Par conséquent, il est improbable que
la faculté élyséenne de saisir le juge constitutionnel soit utilisée « dans la mesure où le
9. Art. 5 de la Constitution de 1958.
10. P. Mouzet, « Saisine blanche, fumée blanche », art. cité, p. 1385.
11. P. Mouzet, « Les dispositions non appliquées de la Constitution », in P. Jan (dir.), La Constitution
de la Ve République Réflexions sur un cinquantenaire, op. cit., p. 205.
12. L. Favoreu, La Constitution et sonjuge, Economica, 2014, p. 742.
Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 166 - Les dispositions inexploitées de la Constitution de 1958

Table des matières de la publication Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 166 - Les dispositions inexploitées de la Constitution de 1958
