Précis Domat - Droit des biens - 6e - 36

DROIT DES BIENS
Les juristes peinent à la faire rentrer dans leurs catégories42
. Il faut d'abord se
garder de prétendre saisir la nature juridique de la monnaie en s'arrêtant au support
qui l'incarne : la monnaie n'est ni la pièce ni le billet (monnaie fiduciaire) pas plus
que la ligne d'écriture comptable (monnaie scripturale) qui la manifeste. Elle est
fondamentalement une abstraction servant à exprimer la valeur d'échange des choses
et même incarnée dans une pièce d'or, la monnaie reste, de ce point de vue, une
chose incorporelle43
.
Cela dit, la difficulté principale soulevée par la monnaie est celle de sa valeur.
Au-delà du paradoxe apparent, la monnaie n'a pas de valeur en elle-même : elle ne
peut en avoir, en raison de sa fonction même, que par référence aux biens qu'elle
permet d'acquérir44
. Enfin, même si la monnaie n'est rien d'autre, ontologiquement,
que la valeur d'échange des choses, pour des raisons politiques, le droit
civil tend à en traiter comme d'une chose incorporelle à part entière. En vertu du
principe du nominalisme monétaire (C. civ., art. 1343), le débiteur d'une somme
d'argent pourra se prétendre libéré en fournissant au créancier la somme stipulée
au contrat, alors même que la valeur de cette somme (son pouvoir d'achat) aurait
diminué45
principe soit fréquemment écarté, souvent par les parties46
elle-même47
. Cette trahison de la nature même de la monnaie conduit à ce que ce
, parfois par la loi
. Le débiteur est alors comptable non d'une quantité d'unités monétaires
précise mais d'une valeur qui ne sera exprimée en unités monétaires qu'au jour
de son paiement.
■ 42. Ouvrage de référence : R. LIBCHABER, Recherches sur la monnaie en droit privé, LGDJ, 1992.
■ 43. La monnaie « n'est que convention (...) du quasi-néant décrété bien par l'homme, à la recherche
d'un dénominateur commun à tous les biens » (F. Grua, « Nature de la monnaie », Juris-classeur civil,
art. 1235, fasc. 14, nº 11).
■ 44. « La monnaie n'a de valeur que celle des biens dont elle permet l'acquisition » (F.-G. TRÉBULLE,
L'émission de valeurs mobilières, Economica, 2002, nº 541). La stabilité de la monnaie dépend du maintien
d'un ratio constant entre la masse monétaire (espèces en circulation) et les biens et services offerts à
l'échange. S'il devient difficile de se procurer des espèces monétaires pour acquérir les choses toujours
plus nombreuses mises sur le marché, le prix de ces choses baissera, ce qui réciproquement augmente la
valeur de la monnaie (son pouvoir d'achat). Inversement, si la masse monétaire mise en circulation est trop
importante, l'unité devenant trop commune, il en faudra davantage pour se procurer tel ou tel bien : c'est le
phénomène bien connu de l'inflation (que provoqua par exemple au XVI
e siècle, Seuil,
e siècle l'afflux d'or venu du nouveau
monde). À titre d'illustration, un franc de 1910 valait 20 francs de 2000 et même 2 000 francs si on
ignore le passage aux nouveaux francs : autrement dit, en 90 ans, la valeur du franc n'a rien moins été que
divisée par 2 000 (ce qui a permis de financer deux guerres : cf. Th. PIKETTY, Le capital au XXI
2013, p. 210 s.).
■ 45. Le nominalisme s'oppose au valorisme (dit encore réalisme), qui refuse de voir dans la monnaie une
simple unité abstraite : l'essence de la monnaie est précisément la valeur d'échange qu'elle représente. La
règle du nominalisme monétaire favorise très nettement les débiteurs au détriment des créanciers. C'est un
facteur de paix sociale, les inégalités de fortunes étant ainsi discrètement lissées. Plus prosaïquement, l'État
étant, comme les rois avant lui, le plus grand débiteur, la règle lui profite (« le but essentiel du nominalisme
monétaire [est de] permettre à l'État, en cas de crise grave, de payer ses dettes en monnaie dévaluée » :
B. STARCK,H. ROLAND et L. BOYER, Introduction au droit, Litec, 4e
éd., nº 1364).
■ 46. Par le jeu des clauses d'indexation.
■ 47. Par la technique des dettes de valeur, à l'œuvre notamment dans le droit des régimes matrimoniaux
pour le calcul des récompenses. La dette de valeur dévoile que l'obligation du débiteur porte sur une valeur,
non sur la monnaie, celle-ci n'étant appelée qu'à exprimer celle-là au jour du paiement.
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