Bibliothèque de droit de l'urbanisme et de l'environnement - Tome 23 - L’appréhension juridique de la nature ordinaire - 102

102
L'APPRÉHENSION JURIDIQUE DE LA NATURE ORDINAIRE
d'affronter la complexité, la multi-dimensionnalité, l'incertitude, la contradiction »5.
Avec ces mots, E. MORIN avance un autre point déterminant. Il appelle en réalité à
ne pas confondre la méthode rationnelle de la rationalisation qui est quant à elle aveugle
à l'expérience6. Or, il faut constater que le droit de l'environnement opte à la fois
pour des méthodes rationnelles tout en étant intrinsèquement rationalisant. Il va d'ailleurs
s'agir de la difficulté principale pour appréhender la nature ordinaire. En effet,
en faisant entrer le réel dans des fictions juridiques, le droit peut être amené à figer
l'objet saisi, et partant, à immobiliser le lieu et le temps dans lesquels l'objet a été
saisi. Au sein de notre ordre juridique auto-référentiel, cette configuration du droit
de l'environnement est particulièrement fréquente. Elle est intimement liée à l'idée
d'unité, dont la traduction juridique se manifeste prioritairement par l'existence
d'une hiérarchie des normes pyramidales selon laquelle chaque norme trouve sa
place dans l'ordre juridique en fonction de deux caractéristiques : d'une part, elle se
situe en dessous de la norme supérieure grâce à laquelle elle tire sa force obligatoire,
et d'autre part, elle se situe au-dessus d'une norme inférieure pour laquelle elle constituera
un fondement7. Selon ce schéma vertical, toute nouvelle norme « va conduire
l'ordre, l'unité et la linéarité du droit »8. Une telle école doctrinale requiert que seul
l'État puisse être créateur de droit. Ce chapitre sera l'occasion d'en discuter et de
confronter ce postulat aux particularités du droit de l'environnement interne9.
130. Influencé par des éléments extérieurs divers tels que les effets du changement
climatique par exemple, ou bien encore les influences des ordres juridiques extérieurs,
le droit de l'environnement est finalement au centre de deux modes de construction
du droit. D'une part, comme il vient d'être vu, il peut être élaboré selon une
construction normativiste verticale et complètement s'insérer dans l'unité de l'ordre
juridique auquel il prétend appartenir. C'est d'ailleurs la principale modalité de formation
du droit de l'environnement. D'autre part, il peut également répondre à une construction
pluraliste à dimension horizontale. Les récentes évolutions le supposent et
mettent ainsi en lumière les conflits entre différents ordres juridiques. Le cas échéant,
l'idée d'unité est ébranlée10. S. ROMANO a particulièrement travaillé sur la notion
d'ordre juridique, remettant en cause de nombreux postulats. Il considère par exemple
que le droit s'entend au-delà de la norme, et que l'unité rationnelle du droit est en fait
composée de plusieurs unités qui se constituent elles-mêmes en ordres juridiques. Il
soutient également l'idée que la hiérarchie des normes est un modèle réducteur pour
concevoir l'unité à un niveau global. Dès lors, selon lui, la fonction du droit serait plutôt
d'assurer la cohérence dans un système juridique polycentré dans lequel cohabitent
des ordres juridiques spéciaux et des ordres juridiques généraux. Défendue par ailleurs
par J. CARBONNIER, cette vision pluraliste semble bien mieux traduire le
réel11. Appliquée au droit de l'environnement, elle présente l'avantage de permettre
l'élaboration d'un ensemble de normes et de techniques spécifiques faisant appel à
des logiques et à des acteurs variés (Section 1). De cette manière, on peut supposer
5. Idem.
6. Ibid., p. 260.
7. H. Kelsen, Théorie pure du droit, traduit par Charles Eisenmann, Dalloz, Paris, 1977, 496 p.
8E.-L. Comtois-Dinel, « La fragmentation du droit international : vers un changement de paradigme
? », Lex Electronica, Automne 2006, vol. 11, no
2, p. 7.
9. Ces éléments de réflexion seront approfondis dans la seconde partie de cette étude.
10. R. Santi, L'ordre juridique, Dalloz, Paris, 1946, 174 p.
11. Ce constat est également dressé par J. Carbonnier, Flexible droit, pour une sociologie du droit
sans rigueur, PUF, Paris, 1978, 415 p.

Bibliothèque de droit de l'urbanisme et de l'environnement - Tome 23 - L’appréhension juridique de la nature ordinaire

Table des matières de la publication Bibliothèque de droit de l'urbanisme et de l'environnement - Tome 23 - L’appréhension juridique de la nature ordinaire