Revue - Les Cahiers de l'Arbitrage N°2 - 2024 - 26

ARTICLES - DEBATES
ce second volet qui est l'objet principal de l'étude, lorsque l'arbitrage s'intéresse
à l'espionnage, autrement dit, lorsque l'espionnage est débattu, d'une façon ou
d'une autre, devant les arbitres.
5. Avant de se consacrer aux développements sur l'espionnage objet de
l'arbitrage, il convient néanmoins de dire quelques mots sur l'arbitrage sujet de
l'espionnage. Historiquement, c'est en raison des enjeux de certaines affaires
que l'arbitrage a été victime de l'espionnage. Les arbitres, les conseils, les
témoins, les institutions arbitrales ont pu soit être visés par l'espionnage soit en
être accusés.
6. L'affaire Lena Goldfields c. URSS demeure l'exemple sans doute le plus
emblématique de l'arbitrage et de ses acteurs visés par les accusations de l'espionnage.
À l'origine de ce drame juridique et humain, un arbitrage d'investissement avait
été initié contre l'URSS par la société britannique, Lena Goldfields 4
. La société
était spécialisée dans l'extraction d'or et avait reçu, sous le tsar, une concession
d'exploration. Cependant le gouvernement soviétique avait par la suite retiré la
licence, accusant des employés de Lena Goldfields de conduire des activités
d'espionnage contre l'Union soviétique. Le retrait de la licence fut à l'origine d'un
arbitrage d'investissement sur le fondement de la clause compromissoire contenue
dans le contrat de concession, clause qui renvoyait au traité bilatéral d'investissement
conclu entre l'URSS et le Royaume-Uni. L'URSS accepta de participer à cet arbitrage.
Cependant, peu après, l'URSS décida de se retirer de la procédure, pourtant déjà
engagée devant un tribunal arbitral constitué.
7. Pour ce faire, l'URSS adressa un télégramme à S. B. Chlenow, l'arbitre désigné
par l'État, qui résidait alors à Paris, afin de lui demander de ne plus participer à la
procédure arbitrale. Ce dernier prit bonne note des instructions de l'État qui l'avait
nommé mais prit également le soin d'expliquer à l'URSS que ce retrait de sa part
n'entraînerait aucune conséquence juridique sur l'arbitrage dans la mesure où la
clause d'arbitrage prévoyait spécifiquement qu'en cas d'absence d'un des arbitres,
le tribunal arbitral, quoique tronqué, poursuivrait sa mission. Le conseil ainsi donné
par l'arbitre lui fut fatal. Il fit en effet penser à l'URSS que l'arbitre était un espion
à la solde des Occidentaux. Lorsqu'il se rendit à l'URSS, sur les ordres de Joseph
Staline, l'arbitre fut jugé par l'URSS à huis clos et exécuté dans les vingt-quatre
heures suivant sa condamnation.
8. Il ne fait guère de doute que l'accusation d'espionnage a ici été
instrumentalisée, ce qui a pu faire dire à Johnny Veeder QC que cette affaire était
« un monument funeste au pouvoir absolu d'un État capable, par la seule force, de
contrecarrer le processus consensuel de l'arbitrage international » 5
.
9. Plus récemment, de véritables activités d'espionnage ont pu affecter les
arbitres, les conseils, les institutions arbitrales. Ainsi, en 2015 notamment, le site
web de la Cour permanente d'arbitrage a été piraté par un logiciel espion lors
d'une audience concernant un différend politiquement sensible entre la Chine et
4. Sur l'affaire, v. notamment M. Melancon, The Lena Goldfields Massacre and the Crisis of the
Late Tsarist State, Texas A&M University Press, 2006.
5. V. V. Veeder, " The Lena Goldfields Arbitration: the Historical Roots of Three Ideas " , The
International and Comparative Law Quarterly, Vol. 47, 1998, p. 747 (citation en anglais : " a baleful
monument to the absolute power of a State able by force alone to thwart the consensual process of
international arbitration " ).
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