Revue - Les Cahiers de l'Arbitrage N°2 - 2024 - 65

COMMENTAIRES DE JURISPRUDENCE
générale et absolue en ce sens. Au contraire, pourrait-on dire, le droit international
des droits de l'homme s'est précisément développé pour permettre aux individus
de poursuivre leur propre État, devant les Cours régionales (Cour européenne
des droits de l'homme en ce qui concerne la France). Une telle possibilité est
également reconnue, quoique dans des proportions plus étroites, devant la Cour
de justice de l'Union européenne. Il serait délicat de penser que de telles solutions
sont contraires à l'ordre public international. En outre, l'exclusion des binationaux
par l'article 25 de la convention de Washington, qui interdit précisément au
ressortissant d'un État de se prévaloir d'une autre nationalité pour poursuivre un
État dont il est ressortissant 23
, fait clairement figure de lex specialis sans quoi son
rappel serait sans objet : il a ainsi été relevé que « the clear prohibition against
dual nationals claiming against their State of nationality under Article 25(2)(a)
contrasts with the treatment of claims by dual nationals under international law
more broadly » 24
: il est impensable d'appliquer dans le cadre d'un arbitrage CNUDCI une
. Au demeurant, cette disposition était invoquée par le Venezuela
pour exciper d'un principe général mais sans convaincre évidemment la cour
d'appel 25
exigence propre à l'arbitrage CIRDI.
En un mot donc, la règle de prohibition des demandes présentées par les
binationaux contre l'un des États dont ils seraient ressortissants est, en droit
international, une simple règle conventionnelle qui, à la lumière de la pratique,
n'a assurément pas accédé au statut de règle coutumière. Comment, dans ces
conditions, envisager qu'elle puisse être une règle d'ordre public français ? Il est
vrai qu'il n'y a pas de lien automatique entre le statut normatif d'une règle en
droit international et son appartenance à l'ordre public international d'un État :
on pourrait envisager en théorie (quoi qu'on soit bien en peine de parvenir à en
trouver un exemple) qu'une règle d'ordre public international français, spécifique
à l'ordre juridique interne, s'oppose et fasse donc échec à l'application d'une règle
coutumière en France. Mais outre le fait qu'un tel exemple fait défaut en pratique,
le seul fait que la France se soit engagée dans des organismes (à commencer par
le Conseil de l'Europe) permettant à ses ressortissants de la poursuivre devant une
juridiction internationale est la preuve ultime et irréfutable qu'il n'y a là aucune
interdiction relevant de l'ordre public en droit français.
La cour d'appel retient sur ce point une position cohérente avec celle qui est
la sienne au sujet d'autres griefs présentés contre la sentence sur la compétence :
le Venezuela invoquait notamment le fait que le tribunal aurait statué sans se
conformer à sa mission (article 1520, 3°), en admettant précisément la demande
présentée par un binational ressortissant de l'État d'accueil. Mais la cour d'appel
23. L'article 25, 2, a) de la convention de Washington dispose ainsi que : « " Ressortissant
d'un autre État contractant " signifie : (a) toute personne physique qui possède la nationalité d'un
État contractant autre que l'État partie au différend à la date à laquelle les parties ont consenti à
soumettre le différend à la conciliation ou à l'arbitrage ainsi qu'à la date à laquelle la requête a été
enregistrée conformément à l'article 28, alinéa (3), ou à l'article 36, alinéa (3), à l'exclusion de toute
personne qui, à l'une ou à l'autre de ces dates, possède également la nationalité de l'État contractant
partie au différend ».
24. Stephen Fietta, Sarah Macrory, « Article 25(2)(A) », in Julien Fouret, Remy Gerbay, Gloria
Alvarez (dir.), The ICSID Convention, regulations and rules, a Commentary, Elgar, 2019, p. 162,
n° 2.119. V. plus généralement ce commentaire p. 165-169 pour le traitement des demandes de
binationaux par la jurisprudence arbitrale, qui les a toujours admises en dehors du CIRDI.
25. CA Paris, 27 juin 2023, § 90 ; CA Paris, 24 octobre 2023 (fond), § 141.
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