Revue - Les Cahiers de l'Arbitrage N°2 - 2024 - 97

COMMENTAIRES DE JURISPRUDENCE
objectifs du règlement n° 523/2007 », qui instaure des mesures visant « à éviter que
l'avoir concerné par une mesure de gel soit utilisé pour procurer des fonds, des biens
ou des services susceptibles de contribuer à la prolifération nucléaire en Iran » 17
L'on s'avouera, pour reprendre l'heureux euphémisme du Professeur Théry,
.
« modérément convaincu » 18
.
En effet, s'agissant de mesures provisoires, le bénéfice conféré au créancier
qui les pratique est par essence temporaire et hypothétique : si changement de
destination il y a, il ne peut être à ce stade que potentiel, ou éventuel. Sa pérennité
dépend de l'obtention par le créancier d'un titre exécutoire en France, puis de la
conversion de la mesure provisoire et, le cas échéant, de la confirmation par le
juge de l'exécution de cette saisie-attribution. Sans compter, à supposer toutes ces
étapes franchies, que le paiement effectif des sommes au créancier saisissant restait
en tout état de cause, en l'état du droit positif antérieur à cette décision, soumis à
une autorisation de dégel du Trésor 19
. En affirmant l'existence d'un changement de
destination des fonds saisis à un stade aussi précoce du processus de recouvrement,
la CJUE paraît aller bien vite en besogne.
La plus haute juridiction de l'UE prétend qu'une telle interprétation serait
indispensable pour empêcher tout contournement des règles de gel et tout risque
d'exploitation des failles du système - considération dont la Cour de cassation se fait
fidèlement l'écho dans les arrêts commentés. Or, la position adoptée semble bien
plus relever de la pétition de principe que d'une réelle nécessité logique et juridique.
Ainsi, un moyen simple de limiter ce risque pouvait consister à restreindre la
possibilité de pratiquer des mesures conservatoires à une certaine catégorie de
créanciers, notamment ceux dont la créance prédaterait l'adoption de sanctions
contre le débiteur 20
et serait étrangère aux activités qui lui ont valu d'être
sanctionné. Dans une telle hypothèse, aucun « contournement » possible, puisque
les relations contractuelles concernées se sont nouées dans un secteur d'activité et
à une époque où il n'existait par hypothèse aucune sanction à contourner 21
17. CJUE, 11 novembre 2021, aff. C-340/20, Bank Sepah, § 55.
18. Ph. Téry, « À l'impossible nul n'est tenu... », Gaz. Pal., 21 juin 2022, n° 21, p. 26.
19. Cass. 2e
civ., 11 mai 2017, n° 15-26658, D. 2017. 1197 ; JCP E. 2017. 1310.
20. La question de l'antériorité de la cause de la créance avait d'ailleurs donné lieu à un
premier renvoi préjudiciel dans la même affaire, cette fois par la cour administrative d'appel de Paris
(CAA Paris, 22 juin 2015, n° 13PA04865), dans le cadre de la contestation du refus de dégel des
fonds opposé par le Trésor aux créanciers de la Bank Sepah. Ceux-ci prétendaient alors que le fait
que la possibilité de dérogation à l'application d'une mesure de gel de fonds soit limitée à la seule
hypothèse où une décision de justice a été rendue antérieurement à la désignation par le comité
des sanctions, excluant de fait les décisions de justice postérieures même lorsque l'instance avait été
introduite avant l'adoption des sanctions, méconnaissait leur droit de propriété ainsi que le droit à
l'exécution d'une décision de justice. Il faut dire que leur cas était particulièrement topique : la Bank
Sepah a été condamnée par un arrêt de la cour d'appel de Paris du 26 avril 2007, quelques jours à
peine après avoir a été inscrite sur la liste des entités sanctionnées par le Conseil de Sécurité (24 mars
2007) et la Commission européenne (20 avril 2007). La CJUE ne s'est cependant jamais prononcée
sur la question, la Bank Sepah ayant entretemps été radiée de la liste des entités sanctionnées, de
sorte qu'une autorisation de dégel n'était plus nécessaire. La CJUE n'ayant pas vocation à formuler
des opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques, elle n'a donc pas tranché
la question qui lui était soumise (CJUE, 23 mars 2016, aff. C-319/15).
21. C'est d'ailleurs manifestement ce qu'avait en tête la Cour de cassation lorsqu'elle a prononcé
le sursis à statuer (Cass. 1re
civ., 3 novembre 2021, n° 19-21964) puisqu'elle s'inquiétait du risque
d'incitation des opérateurs économiques à contracter avec l'entité dont les avoirs sont gelés - ce qui
vise nécessairement l'hypothèse d'un contrat conclu après l'adoption des sanctions.
Les Cahiers de l'Arbitrage 2024‑2
463
. Une

Revue - Les Cahiers de l'Arbitrage N°2 - 2024

Table des matières de la publication Revue - Les Cahiers de l'Arbitrage N°2 - 2024