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A posteriori
tielle n'était pas d'assurer la conformité matérielle des lois à
la lettre constitutionnelle. Il s'agissait plutôt de trouver un
« gardien de la Constitution » capable de protéger les décisions
politiques qui en formeraient le noyau dur. Estimant
qu'aucune juridiction n'était en mesure d'exercer une fonction
aussi éminemment politique, Schmitt appelait le président du
Reich à s'en saisir. Kelsen répondit point par point à cette proposition
médiocrement argumentée 23
. Derrière les pompeuses
formules de Schmitt, il décelait une entreprise visant à subvertir
le parlementarisme démocratique. Curieusement, c'est
cette dégénérescence tardive du débat qu'on a pris l'habitude,
aujourd'hui, de présenter comme son climax. La notoriété des
interlocuteurs et la gravité des enjeux y sont sans doute pour
beaucoup. Quoi qu'il en soit, il semble que la controverse
doctrinale se soit éteinte de la même manière que la lutte institutionnelle
qu'elle accompagnait : dans une sorte de tête-àqueue
autoritaire.
Replacée dans son contexte, l'intervention de Kelsen apparaît
pour ce qu'elle est : une prise de position dans une discussion
institutionnelle éminemment politique. Pour en comprendre
plus finement les ressorts, il faut dire quelques mots sur sa
construction interne.
II. Une justification originale de la
justice constitutionnelle
Sans prétendre à l'exhaustivité, nous aimerions simplement
insister sur deux raisonnements employés par Kelsen pour justifier
le contrôle de constitutionnalité des lois. Le premier, qui
n'a pas toujours été compris, fait de la justice constitutionnelle
une manière d'améliorer la régularité du droit (A). Le second
raisonnement, généralement occulté par la doctrine française,
en fait un mécanisme de compromis démocratique (B).
A. La justice constitutionnelle au service de la
régularité du droit
Dès le début de l'article, Kelsen présente la justice constitutionnelle
comme une « mesure technique » destinée à instaurer
des « garanties de la régularité des règles immédiatement
subordonnées à la Constitution, c'est-à-dire, essentiellement,
[des] garanties de la constitutionnalité des lois » 24
peut jamais être assignée par la science. En l'occurrence, la
science du droit ne dit pas qu'il serait souhaitable d'améliorer
la régularité des règles infra-constitutionnelles. Elle peut toutefois
dire, sans trahir l'impératif de neutralité axiologique,
que si l'on poursuivait ce but, alors la justice constitutionnelle
serait un bon moyen de l'atteindre. Cette « justification
conditionnelle » permet donc à Kelsen de préserver la
neutralité axiologique de son propos, laquelle conditionne sa
scientificité.
Pour comprendre ce qu'il faut entendre par le terme de « régularité
», il faut se pencher sur la théorie kelsénienne de l'interprétation.
Repoussant la thèse traditionnelle voulant qu'un
énoncé n'ait qu'une seule signification possible, Kelsen ne
souscrit pas pour autant à la thèse de l'indétermination complète.
Pour lui, un énoncé ne peut recouvrir qu'un ensemble
fini de significations possibles. Une disposition constitutionnelle
ouvre donc bien un éventail de significations possibles,
mais elles sont en nombre limité. Comme on l'aura compris,
une interprétation est « régulière » lorsqu'elle s'inscrit dans ce
cadre et « irrégulière » lorsqu'elle le déborde.
Bien qu'elle soit communément passée sous silence, la distinction
opérée par Kelsen entre « régularité » et « validité » est
essentielle. Est considéré comme « valide » l'acte qui est inséré
dans l'ordre juridique parce qu'on présume qu'il a été confectionné
conformément aux normes de degré supérieur. Pour
Kelsen, il est donc parfaitement possible qu'un acte juridique
soit valide, c'est-à-dire inséré dans l'ordre juridique, tout en
étant irrégulier. C'est typiquement le cas d'une loi inconstitutionnelle.
Ce phénomène s'explique par « une tendance à traiter
les actes des autorités publiques, même irréguliers, comme
valables et obligatoires aussi longtemps qu'un autre acte d'une
autre autorité ne les fait pas disparaître » 25
. La présomption de
validité écrase donc l'irrégularité de l'acte. Ce point est nettement
souligné par Kelsen qui rejette vigoureusement la thèse
de la nullité ab initio : il ne suffit pas qu'un acte soit irrégulier
pour être ipso facto invalide. « Du point de vue du droit positif
», écrit-il, « il n'y a jamais qu'annulabilité » 26
. Mais cette
. Dans la
pensée de Kelsen, une « mesure technique » s'oppose à une
« mesure politique ». Contrairement à la seconde, la première
ne fixe aucune finalité politique, aucun devoir-être. Une
« mesure technique » se borne à indiquer les moyens appropriés
à la satisfaction d'une fin qui, en toute hypothèse, ne
final de cette doctrine, C. Schmitt, Der Hüter der Verfassung, 1931, Duncker
& Humblot.
23 H. Kelsen, Qui doit être le gardien de la Constitution ?, 2006, M. Houdiard, trad.
S. Baume. V. également O. Beaud et P. Pasquino (dir.), La Controverse sur « le
gardien de la Constitution » et la justice constitutionnelle, 2007, Panthéon-Assas.
24 H. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution (la justice constitutionnelle)
», RDP 1928, p. 201. Pour un commentaire plus complet, R. Baumert,
« Validité et justice constitutionnelle [dans la pensée de Hans Kelsen] », in
T. Hochmann, R. Ponsard et X. Magnon (dir.), Un classique méconnu : Hans
Kelsen, 2019, Mare et Martin, p. 275 à 299.
« annulabilité » n'existe que si elle est réglée par le droit. C'est
ce qui arrive, typiquement, lorsque la Constitution confie à
une juridiction le soin de contrôler la constitutionnalité des
lois. Cette juridiction est alors compétente pour (i) détecter
les actes infra-constitutionnels valides mais irréguliers, puis
(ii) les priver de validité juridique. C'est de cette manière que
Kelsen interprète l'annulation d'une loi inconstitutionnelle
par une cour constitutionnelle.
La chose n'est pas sans intérêt car, en l'absence d'un mécanisme
institutionnel de ce genre, aucune autorité ne peut empêcher
le législateur d'attribuer n'importe quelle signification - fûtelle
irrégulière - à une disposition constitutionnelle. Or, cela
soulève un problème lorsqu'on songe à la théorie de la for25
H. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution (la justice constitutionnelle)
», RDP 1928, p. 215.
26 H. Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution (la justice constitutionnelle)
», RDP 1928, p. 216 à 217.
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