Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 107

200d3
RECENSION
La laïcité RDP200d3
Clément BeneLBaz
Maître de conférences HDR en droit public
Université Savoie Mont Blanc
Centre de recherche en droit Antoine Favre (CERDAF)
Recension des ouvrages de J. Morange, La laïcité de la République : garantie
ou menace pour les libertés ? (2023, LGDJ, Forum) et de S. Hennette-Vauchez,
L'école et la République. La nouvelle laïcité scolaire (2023, Dalloz)
L'ESSENTIEL
Si la laïcité est très régulièrement invoquée dans l'espace médiatique et provoque presque systématiquement des polémiques,
le débat juridique en revanche est moins présent. La réflexion et la confrontation d'idées sont pourtant indispensables
et c'est ce que proposent les ouvrages de Stéphanie Hennette-Vauchez et de Jean Morange.
A
opte principalement pour l'école : comme le
ssurément - et heureusement - les points de vue
divergent sur la question, chacun des ouvrages selon
un angle déterminé : Stéphanie Hennette-Vauchez
soulignait
J. Rivero, c'est par elle que la laïcité est entrée dans l'État,
« par la petite porte, celle d'un service public parmi les autres,
et, à partir de la position ainsi conquise, [a gagné] progressivement
du terrain, jusqu'à occuper l'État tout entier » 1
.
Jean Morange quant à lui adopte une approche plus globale,
en envisageant un plus grand nombre d'implications et d'applications
de la laïcité, afin d'étudier également les cohérences
et incohérences et ses liens avec les libertés. Dans les deux cas,
ce sont les réflexions et analyses qui passionneront le lecteur,
mais aussi le recul dans les prises de position, loin de certains
discours passionnés.
S'il n'est pas question ici de procéder à un résumé des deux
ouvrages, leur lecture permet de mettre en exergue les points
de convergence et de divergence des deux auteurs, mais aussi
de réfléchir à la fois sur ce que la laïcité est (I), mais aussi sur
ce qu'elle n'est pas ou ne doit pas être (II).
I. Ce que la laïcité est
Une des premières difficultés à surmonter est assurément
de s'accorder sur ce qu'est la laïcité, d'autant plus qu'il est
courant d'affirmer qu'il n'en existe pas de définition, ou plus
précisément qu'il y en aurait plusieurs. Les deux ouvrages
insistent pourtant sur deux points essentiels qu'il est utile de
rappeler : la laïcité est d'abord une spécificité française, en
tout cas il en existe une forme particulière en France, ancrée
dans l'histoire (A). Ensuite, elle est fréquemment instrumentalisée,
soit par ceux qui l'invoquent ou s'y réfèrent, soit en
raison de certaines pratiques (B).
A. La laïcité est une spécificité
L'ouvrage de J. Morange insiste sur ce point dès les premières
pages et sa première partie : la laïcité est liée à l'histoire de
France. Mais la première difficulté est d'en préciser le sens,
car chacun en a sans doute une idée, voire son idée. Bien que
le mot existe dans d'autres langues et dans d'autres systèmes
juridiques, il est souvent conçu selon une approche différente.
Le modèle français, car ce n'en est qu'un parmi d'autres, est
sans doute celui qui est le plus abouti en termes de séparation
et de ce qu'elle implique.
Dès ses origines, que l'auteur fait remonter au XIXe
siècle,
il s'agit d'abord d'une idéologie pouvant prendre plusieurs
formes, comme l'anticléricalisme. Mais dans tous les cas, elle
est synonyme de séparation du spirituel et du temporel, ce
qui implique nécessairement une non-immixtion du religieux
dans les affaires politiques. Pourtant, J. Morange insiste sur
le fait que l'idée même de laïcité émerge principalement à la
Révolution : les relations entre les cultes et l'État sont profondément
bouleversées, notamment par les articles 3 et 10 de
la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen. L'auteur
relève cependant que le Préambule de la Déclaration est la
« seule référence constitutionnelle à connotation religieuse »,
en mentionnant que les constituants ont rédigé le texte « en
présence et sous les auspices de l'Être suprême ».
Sur ce point, nous pouvons ajouter que cette formulation
évoque plutôt un « Dieu témoin » 2
: celui-ci est neutre et
renvoie davantage au déisme des Lumières, qui est par conséquent
partout, et vaut pour tous 3
.
2 B. Barret-Kriegel, Les droits de l'Homme et le droit naturel, 1989, Paris, PUF,
Quadrige, p. 24. Et non pas un Dieu créateur comme dans la Déclaration d'indépendance
des États-Unis d'Amérique du 4 juillet 1776.
1 J. Rivero, « De l'idéologie à la règle de droit : la notion de laïcité dans la jurisprudence
administrative », in Centre de science politique de l'Institut d'études
juridiques de Nice, La laïcité, t. VI, 1960, Paris, PUF, p. 263-283.
3 Pour l'abbé Grégoire en effet : « Si même il était un homme assez insensé pour
vouloir, comme dans l'ancienne Égypte, adorer un légume et lui ériger un autel,
on n'a pas le droit d'y mettre obstacle, car ce qui n'est pas défendu par la loi est
permis ; et certes je me garderai bien de troubler un Juif dans sa synagogue, un
Musulman dans sa mosquée, un Indou dans sa pagode ; ce serait violer un des plus
beaux de leurs droits, celui d'honorer l'Être suprême à leur manière », Le Moniteur
Universel, 2e
série, t. X, séance du 21 décembre 1794, p. 23-32.
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