Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 108

Recension
Quoi qu'il en soit, la laïcisation de l'État commence à ce
moment. Mais l'ancrage de la laïcité ne s'est pas fait sans
heurts ; plus précisément, son histoire est celle de reculs, telle
la Constitution civile du clergé - immixtion du politique dans
le religieux - mais aussi d'avancées, tel le décret du 3 ventôse
an III qui met en place un premier régime de séparation
de l'Église et de l'État. Si le mot n'existe alors pas encore, et
encore moins sa traduction juridique, l'idée est assurément
présente.
Il en va de même de la liberté de l'enseignement qui, comme
le rappelle S. Hennette-Vauchez, ne se comprend ici encore
que par son histoire et les rappels sont toujours nécessaires.
Ainsi, son ouvrage met l'accent sur sa signification et sur ses
spécificités, et l'apport révolutionnaire est fondamental, du
moins sur le plan des idées, même si ses concrétisations ne se
réalisent pas non plus, comme en matière de laïcité.
La période napoléonienne marque assurément un coup d'arrêt
au processus de laïcisation, essentiellement avec l'instauration
du Concordat, visant à contrôler les cultes, mais aussi à les
reconnaître, officiellement et juridiquement. J. Morange
relève cependant qu'« en dépit de nombreuses ambiguïtés, le
bilan du régime impérial en matière religieuse est complexe.
L'État n'est pas devenu laïc, au sens ultérieur du terme, mais
il est devenu plus neutre que durant la période révolutionnaire
». Pourtant, soulignons que le Concordat ne peut sans
doute pas s'apparenter à une laïcité, puisqu'il consiste en une
immixtion du temporel dans le spirituel : l'État reconnaît,
salarie et finance les cultes, et en contrepartie il les contrôle.
Assurément, les réformes napoléoniennes bouleversent profondément
la France, tant dans ses relations avec les cultes
qu'en matière d'enseignement. S. Hennette-Vauchez rappelle
ainsi le monopole d'État pour l'université en 1806. La liberté
de l'enseignement apparaît ensuite en 1830, et différentes
lois (Guizot en 1833, Falloux en 1850 et Dupanloup en 1875)
créent les établissements libres d'enseignement.
Sur cette période, J. Morange développe les contradictions
et complexités des relations entre l'État et les cultes, de la
monarchie de Juillet au Second Empire, puis il insiste sur le
combat laïque qui se mène à partir de 1877 et l'arrivée des
républicains aux pouvoirs. Ce combat ne peut cependant se
résumer à la formule de Gambetta : « Le cléricalisme, voilà
l'ennemi ». Relevons d'ailleurs que n'est visé ici que le cléricalisme,
c'est-à-dire l'immixtion du religieux dans le politique,
et non la religion. Or le cléricalisme est bien l'opposé
exact de la laïcité et, selon le député Réveillaud, qui fut l'un
des instigateurs de la loi de séparation, il s'agissait de combattre
« l'exploitation de l'idée religieuse, de la religion mise
au service des intérêts et des ambitions du clergé » 4
. En vérité,
l'exclamation de Gambetta peut être difficilement comprise
sortie de son contexte et de son discours intégral, qui rappelait
son attachement au Concordat afin de tenir compte de l'« état
4 Annales de la Chambre des députés, séance du 4 avril 1905, p. 1508.
moral et social de [son] pays », mais uniquement s'il demeurait
un contrat bilatéral.
Ces heurts montrent quoi qu'il en soit que la construction
laïque de la France s'est faite par étapes, et de façon sectorielle,
ce que relève J. Morange : laïcisation des cimetières, des hôpitaux,
de l'enseignement public...
Logiquement, comme le souligne S. Hennette-Vauchez, les
républicains de la IIIe
République s'empareront nécessairement
de cette dernière question, en rendant l'instruction
gratuite, obligatoire et laïque. Elle estime d'ailleurs que « c'est
bien un virage à 180 degrés qui a été opéré entre les grandes
lois laïques de la fin du XIXe
siècle et aujourd'hui ».
En effet, pour les républicains d'alors, la logique est « institutionnelle,
organisationnelle et normative ; en un mot : formelle
». L'idée phare est donc de séparer les écoles des Églises,
donc de les affranchir, en ôtant toute influence religieuse dans
le domaine scolaire (au niveau des programmes, des enseignants,
mais aussi d'un point de vue organique, en neutralisant
les bâtiments et en enlevant notamment les crucifix et
autres signes religieux).
Il n'aurait donc pas été question, pour S. Hennette-Vauchez,
d'agir sur les esprits.
Il y a à ce moment une « retenue » de la part de l'État et
une volonté de protéger la liberté de religion des élèves,
jusqu'en 1989.
Non seulement les républicains prirent peu à peu soin de
préserver les consciences et les sensibilités, mais le juge administratif
œuvra également contre toute dérive anticléricale, et
donc anti-laïque, à travers sa jurisprudence libérale de la première
moitié du XXe
siècle.
Le juge administratif sera alors le « régulateur de la vie paroissiale
» 5
et veillera à censurer les débordements anticléricaux
de l'Administration : ainsi la neutralité des agents publics sera
d'abord conçue comme des droits et garanties contre toute
immixtion dans les consciences des agents. Mais il était également
logique que la neutralité entraîne des obligations.
Cela n'a cependant pas empêché totalement certains égarements
; J. Morange rappelle d'ailleurs que certaines dispositions
du début du XXe
siècle, notamment à l'égard des
congrégations, ont pu être considérées comme liberticides ;
mais la laïcisation de l'État se profile et s'accomplit avec la
loi de 1905. Pourtant, J. Morange rappelle que si la loi est
souvent encore de nos jours considérée comme l'aboutissement
de la laïcité, « cela ne correspond pas tout à fait à la
réalité historique ». En effet, cette loi n'était pas voulue par un
certain nombre de républicains : on peut rappeler que Léon
Gambetta, Jules Ferry et Pierre Waldeck-Rousseau s'accommodaient
finalement du Concordat, dans lequel ils voyaient
5 G. Le Bras, « Le Conseil d'État régulateur de vie paroissiale », EDCE 1950,
p. 63-76.
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