Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 134

Doctrine
vigueur sur la situation des femmes et des hommes. Partant,
l'approche intégrée de l'égalité peut être présentée comme
« un instrument d'action publique porteur d'une volonté
d' " ingénierie sociale " » 6
.
De manière concrète, l'approche intégrée de l'égalité a été
mise en place par le biais de la budgétisation sensible au genre
(gender budgeting). En effet, la budgétisation sensible au genre
est une application de l'approche intégrée de l'égalité dans le
processus budgétaire. Cela suppose d'intégrer la question de
l'égalité entre les hommes et les femmes à tous les niveaux du
processus budgétaire (conceptualisation, conception, budgétisation,
instrumentation et évaluation), ce qui devrait permettre
de restructurer les recettes et les dépenses dans le but
de promouvoir l'égalité. La budgétisation par le genre repose
sur le raisonnement implicite suivant : les hommes et les
femmes s'étant vu assigner des rôles différents dans la société,
ils ont des besoins pratiques et stratégiques différents 7
. Aussi,
le fait de construire des budgets sans prendre en considération
la différence de genre conduit bien souvent à cristalliser
l'affectation traditionnelle des rôles, d'une part, et à renforcer
les discriminations indirectes, d'autre part. Des budgets
apparemment non sexistes peuvent donc involontairement
favoriser ou défavoriser une catégorie d'individu, les femmes
et les filles le plus souvent.
En ce sens, il est donc compréhensible que certains auteurs
aient présenté la budgétisation sensible au genre comme
« une approche de la budgétisation qui utilise la politique fiscale
et l'Administration pour promouvoir l'égalité des sexes et
le développement des filles et des femmes » 8
. L'équité devient
un critère transversal d'évaluation au même titre que des critères
de performance comme l'efficacité ou l'efficience. Avec
l'intégration de la perspective de genre dans le processus budgétaire,
le but des diverses initiatives budgétaires est de proposer
une nouvelle priorisation des dépenses et des méthodes
de collecte des ressources financières.
Les carences en matière d'égalité des genres ont été mises en
lumière avec acuité lors de la crise de la Covid-19. D'après
des études sur les effets de la crise sanitaire réalisées pour le
compte de la Commission européenne 9
, les femmes ont été,
sans grande surprise, les plus durement touchées sur le plan
économique. Le Parlement européen est venu reconnaître
que la pandémie a exacerbé les inégalités structurelles existant
entre les sexes. En sus, il a plaidé pour que l'intégration
de la dimension de genre et la budgétisation sensible au
6 S. Jacquot, « L'instrumentation du gender mainstreaming à la Commission européenne
: entre " ingénierie sociale " et " ingénierie instrumentale " », Politique européenne
2006/3, n° 20, p. 35.
7 Sur cette distinction entre besoin pratique et besoin stratégique, v. C. Moser,
« Planification selon le genre dans le Tiers Monde : comment satisfaire les besoins
pratiques et stratégiques selon le genre », in J. Bisilliat et C. Verschuur (dir.), Le
genre : un outil nécessaire. Introduction à une problématique, 2000, L'Harmattan,
Cahiers genre et développement, p. 133 à 138.
8 J. G. Stotsky, Gender budgeting : Fiscal context and current outcomes, 2016,
International Monetary Fund, p. 1.
9 Comm. UE, rapp., 2020, Economic sectors at risk due to Covid-19 disruptions
: will men and women in the EU be affected similarly ?, E. Papadimitriou
et Z. Blaskó.
genre fassent partie des mesures de relance face à la crise de
la Covid-19 dans le but de ne pas reproduire, à l'avenir, les
effets néfastes des politiques de relance précédemment appliquées.
Protéger notre économie et notre système social est
une chose, le faire de manière plus égalitaire en est une autre.
Là encore, il s'agit de s'assurer que la redistribution financière
et les mesures de compensation ne se fassent pas contre une
certaine catégorie d'individu.
Par ailleurs, et de manière plus générale, chaque crise économique
possède des implications négatives sur l'égalité et
contribue bien souvent à fragiliser la position des femmes
au sein de la société. L'existence d'une crise économique va
souvent de pair avec la mise en place de politiques de libéralisation
de certains secteurs de l'économie au nom de l'austérité.
Or, ces choix politiques ne sont pas sans conséquence sur
l'égalité entre les hommes et les femmes. Les femmes sont en
effet doublement « victimes ». Elles sont victimes au même
titre que les hommes de la rudesse du choc économique, mais
elles sont aussi victimes des politiques publiques déployées
qui se concentrent sur des secteurs d'activité où les hommes
sont plus fortement représentés. Les grands projets d'investissement
européens visant à atténuer les effets de l'austérité
portent sur les projets d'infrastructure les plus susceptibles de
stimuler la croissance dans des secteurs tels que la construction,
l'informatique ou la fabrication plutôt que sur des
domaines tels que la santé et les soins où les femmes sont plus
fortement représentées 10
. Dans le même temps, les réformes
portant sur les modalités du départ à la retraite et le calcul des
pensions ont un impact plus important sur la situation des
femmes en ce qu'elles prennent rarement en considération le
fait que les hommes ont, de manière globale, plus facilement
accès aux ressources et au marché du travail tout au long de
leur vie 11
.
Dans les pays à revenu élevé, l'intégration de l'égalité au sein
du processus budgétaire a pris de l'ampleur, en particulier
après la quatrième conférence mondiale sur les femmes qui
préconisait d'intégrer le genre dans l'évaluation des processus
budgétaires, des politiques et des programmes gouvernementaux
(Quatrième conférence mondiale sur les femmes, 1995,
Pékin). Toutefois, alors que l'Australie et le Royaume-Uni
ont respectivement adopté une approche intégrée de l'égalité
au sein de leur processus budgétaire dans les années 1980
et 1990 et que la Suède, l'Espagne (en particulier la région
d'Andalousie), l'Autriche (Vienne) et la Belgique leur ont
emboîté le pas dans les années 2000, la France fait figure de
mauvais élève, particulièrement au niveau local.
S'il existe certes une obligation légale d'adopter, au niveau
national et local, une approche intégrée de l'égalité avec l'article
1er
de la loi du 5 août 2014, pour l'égalité réelle entre les
femmes et les hommes, il n'en reste pas moins que la France
10 J. Rubery, « Austerity and the Future for Gender Equality in Europe », ILR
Review 2015, vol. 68, n° 4, p. 735.
11 J. Rubery, « Austerity and the Future for Gender Equality in Europe », ILR
Review 2015, vol. 68, n° 4, p. 735.
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