Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 143

Le budget des collectivités locales face au défi des inégalités de genre
çons, en les distinguant sans cesse, voire en les mettant en
concurrence » 76
. Or, cette crainte n'est pas justifiée et repose
en réalité sur une méconnaissance de ce que recouvre ou
implique le gender budgeting.
Bien sûr, il est toujours possible de déceler, ici ou là, une mauvaise
application des concepts et outils de l'approche intégrée
de l'égalité, mais cela ne devrait pas nous amener à les
condamner en eux-mêmes. L'intégration d'une perspective de
genre dans le processus budgétaire n'a pas pour but ni pour
effet d'opposer les femmes aux hommes, mais de révéler que
l'imposition et l'allocation des ressources au sein des budgets
peuvent engendrer des discriminations indirectes renforçant
en quelque sorte le plafond de verre existant pour certaines
catégories d'individus, les femmes notamment. La budgétisation
sensible au genre n'implique pas de partager, à parts
égales, les dépenses publiques consacrées aux femmes et aux
hommes tout comme elle ne suppose pas nécessairement une
augmentation des dépenses en faveur des femmes. Au surplus,
elle ne signifie pas qu'il faille mettre en place un budget
différent pour les hommes et pour les femmes et ainsi créer
une ghettoïsation budgétaire.
Le déploiement d'un budget sensible au genre vise à mettre
en place, répétons-le, l'analyse détaillée par sexe des dépenses
comme des recettes dans une perspective de genre tout en
élaborant les budgets en tenant compte de leurs conséquences
sur la vie des hommes et des femmes. Il n'est nullement question
de mettre en concurrence ou d'opposer, mais de prendre
en compte les besoins et les priorités des hommes et des
femmes, des garçons et des filles, et de s'assurer qu'ils sont
véritablement inclus dans les budgets 77
. L'intégration d'une
perspective de genre dans le processus budgétaire permet de
prendre conscience notamment que la manière dont les institutions
publiques affectent leurs crédits peut avoir un impact
négatif sur la situation d'une certaine catégorie d'individu, ce
qui représente le premier pas afin d'envisager une réallocation
des ressources de la collectivité de telle manière à ce que
l'argent public soit utilisé de manière plus juste.
Parfois, les acteurs institutionnels craignent aussi que la mise
en place d'une approche transversale de l'égalité, notamment
au sein du processus budgétaire, ne remette en cause des mécanismes
spécifiques en faveur des femmes. Assurément, les élus
et fonctionnaires peuvent se poser la question de la compatibilité
réelle entre les mesures spécifiques en faveur de l'égalité
et l'approche intégrée de l'égalité (gender mainstreaming) de
manière globale. Ce questionnement peut alors entraîner des
réticences à la mise en place d'un budget sensible au genre
de la part des élus locaux de peur de voir certains projets ou
programmes d'actions spécifiques remis en cause, alors même
qu'ils auraient fait leurs preuves par ailleurs.
76 É. Blanc, « Faut-il bâtir des " budgets genrés " ? », La Croix, 30 mars 2021, propos
recueillis par M. Guilbeault et J. Guérit.
77 V. Zebadúa Yáñez, « Une introduction aux budgets avec une perspective de
genre », in C. Verschuur et F. Reysoo (dir.), Genre, pouvoirs et justice sociale, 2003,
L'Harmattan, Cahiers genre et développement, p. 210 à 211.
Ainsi, lors de la conférence organisée par le Centre national
d'information et de documentation des femmes et des
familles en 1998, Yvette Roudy, présidente de l'Assemblée des
femmes, ancienne présidente de la Commission de l'égalité
des chances au Conseil de l'Europe et ministre des Droits
des Femmes de 1981 à 1986, s'est montrée pour le moins
sceptique quant au bienfait de l'approche intégrée. Pour elle,
« c'est un recul qui nous est proposé. Lâchons les actions positives
pour l'approche intégrée du genre, et vous verrez que
nous allons retourner en arrière, au laissez-faire. (...) C'est un
prétexte pour supprimer la notion d'actions positives ».
Si l'on se réfère aux textes européens en la matière, notamment
à la communication du 21 février 1996 de la Commission
européenne, la prise en compte transversale de l'égalité entre
les femmes et les hommes ne doit pas se faire contre l'acquis
des différents programmes d'actions spécifiques en faveur des
femmes dans le domaine de l'emploi ou de l'éducation par
exemple 78
. Dans son rapport de 2004, le Conseil de l'Europe
note par ailleurs qu'il existe une « interdépendance réelle » 79
entre l'approche intégrée et le maintien des politiques spécifiques
en faveur des femmes. Les mécanismes institutionnels
mis en place pour promouvoir l'égalité entre les femmes et
les hommes traitent de questions spécifiques et ponctuelles
alors que l'approche intégrée, dont la mise en place d'un budget
sensible au genre ne constitue qu'une émanation, se veut
justement plus globale, plus transversale. L'approche intégrée
de l'égalité « constitue donc l'étape suivante » 80
en ce qu'elle
permet plus généralement d'adapter l'organisation sociale
aux exigences d'une meilleure répartition des rôles entre les
femmes et les hommes.
Néanmoins, il y a la position de principe que nous venons
d'exposer et il y a ce qui est concrètement réalisé sur le « terrain
». Sur ce point, les diverses mises en garde au sujet de
l'approche intégrée ne peuvent être ignorées dès lors que le
gender mainstreaming a entraîné de réelles réductions budgétaires
au niveau communautaire par exemple. Contrairement
à l'affirmation théorique d'une complémentarité des mesures
spécifiques et du gender mainstreaming, il est apparu très vite
« que les intentions des décideurs étaient moins limpides
qu'il n'y paraissait au premier abord » 81
. En effet, comme
le note Jacqueline Heinen en 2004, « l'affaiblissement de
l'Unité de l'égalité des chances, privée d'une grande partie de
ses moyens, alla de pair avec la diminution de la moitié des
crédits alloués aux précédents programmes, au motif que le
78 Comm. UE, communication à Cons. UE, 1996, « Intégrer l'égalité des chances
entre les femmes et les hommes dans l'ensemble des politiques et actions
communautaires ».
79 Cons. UE, Groupe de spécialistes pour une approche intégrée de l'égalité, rapp.
final d'activités, 2004, L'approche intégrée de l'égalité entre les femmes et les
hommes. Cadre conceptuel, méthodologie et présentation des « bonnes pratiques
», p. 14.
80 Cons. UE, Groupe de spécialistes pour une approche intégrée de l'égalité, rapp.
final d'activités, 2004, L'approche intégrée de l'égalité entre les femmes et les
hommes. Cadre conceptuel, méthodologie et présentation des « bonnes pratiques
», p. 14.
81 J. Heinen, « L'Union européenne face aux inégalités sociales de genre »,
Contretemps 2004, n° 4, p. 162.
Re vue du dr oit public * Mar s 2024
143

Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024

Table des matières de la publication Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024