Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 145

200b9
DOCTRINE
Luc sindJoUn
Agrégé de science politique
Professeur des universités, à l'université de Yaoundé II (Cameroun)
Président honoraire de l'association africaine de science politique
Éric ngango yoUmBi
Agrégé de droit public
Membre de l'association internationale de droit constitutionnel
Université de Garoua (Cameroun)
Les transformations contemporaines du pouvoir
constituant RDP200b9
L'ESSENTIEL
La présente réflexion tente une remise en cause à partir des expériences constituantes et des développements
jurisprudentiels des États à travers le monde, de la connaissance établie, constituée en paradigme au sujet du
pouvoir constituant. Elle montre que ce pouvoir architectonique ne relève point de la catégorie du « totem », mais
est suivant une perspective wébérienne, enjeu des luttes. Deux lignes de transformations du pouvoir constituant
sont mises en évidence : la première matérialisée par la dialectique du stable et du variable affecte ses détenteurs
(à travers la fragmentation du pouvoir constituant originaire et le décloisonnement concomitant du pouvoir constituant
dérivé) ; la seconde répondant à la logique de l'évolution inversée, touche à ses propriétés (elle se traduit par
l'existence des limites à l'illimitation du pouvoir constituant originaire, et inversement la dissolution de l'illimitation
du pouvoir constituant dérivé).
L
'état des connaissances constitué en paradigme sur le
pouvoir constituant forme un ensemble en apparence
cohérent et faussement clair : on connaît la distinction
entre pouvoir constituant originaire et pouvoir constituant
dérivé (inspirée des constitutionnalistes américains), qui est
l'une des contributions les plus durables et importantes de
la France à la science du droit constitutionnel, sans préjudice
de la richesse des autres traditions constitutionnelles 1
. Elle
est due à quelques grandes plumes parmi lesquelles, l'abbé
Emmanuel-Joseph Sieyès 2
son disciple Georges Burdeau 4
, Raymond Carré de Malberg 3
, Carl Schmitt dont le célèbre
et
ouvrage sur la théorie de la constitution paru en 1928 a été
réhabilité et réédité (1993) 5, Roger Bonnard 6
et plus récemment Olivier Beaud 8
, Georges Vedel 7
. L'on connaît par ailleurs
la nature supposée de ces deux pouvoirs (le pouvoir constituant
originaire est dit initial, inconditionné et illimité ; le
pouvoir constituant dérivé est a contrario considéré comme
un pouvoir institué, conditionné et limité). Le constitutionnaliste
Kemal Gözler 9
a sur ce point, avec un sens appréciable
de la synthèse, réalisé des travaux aussi importants, que nous
mobiliserons à profit.
La notion de « pouvoir constituant » semble aujourd'hui
parvenue en de nouveaux carrefours qui laissent entrevoir
une certaine division à l'intérieur de la théorie et une rupture
entre la théorie et la pratique constitutionnelle 10
. Alors
1 M. Loughlin, The idea of public law, Oxford, Oxford University Press, 2004,
p. 99-113 ; J. Tully, The imperialism of modern constitutional democracy, Oxford,
Oxford Academic Books, 2008 ; M. Loughlin et N. Walker (Eds.), The Paradox
of Constitutionalism : Constituent Power and Constitutional Form, Oxford, Oxford
University Press, 2008.
2 K.-E. Œlsner et E. Sieyès. Politische Schriften vollständig gesammelt von dem
deutschen Übersetzer, 1796, 2 vol., cité par P. Bastid, Sieyès et sa pensée, 1970,
Paris, Hachette ; P. Pasquino, Sieyès et l'invention de la Constitution en France,
1998, Paris, Odile Jacob ; P.-Y. Quiviger, V. Denis et J. Salem, Figures de Sieyès,
2019, Paris, Éditions de la Sorbonne.
3 R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l'État, t. II, p. 489-490,
n° 442.
4 G. Burdeau, Manuel de droit constitutionnel et institutions politiques, 1984, Paris,
LGDJ, p. 85 et s. ; G. Burdeau, Traité de science politique, t. IV, 3e
éd., 1983, Paris,
LGDJ, p. 173 ; G. Burdeau, Essai sur une théorie de la révision des lois constitutionnelles
en droit français, thèse, 1930, faculté de droit de Paris, p. XV.
que la science du droit constitutionnel en France semblait
depuis la troisième République jusqu'à l'époque contemporaine
avoir résolu l'énigme autour du pouvoir constituant, et
qu'était enseignée presque mécaniquement dans des facultés
de droit et de science politique la distinction entre pouvoir
constituant originaire et pouvoir constituant dérivé (et les
5 C. Schmitt, Théorie de la Constitution, 1993, Paris, PUF, Léviathan. Au titre II de
la seconde partie de l'ouvrage sur la puissance de l'État, il esquisse une distinction
entre « l'acte constituant » et « l'acte de révision » qu'il estime comme corollaire de
la distinction entre « pouvoir constituant » et « pouvoirs constitués ».
6 R. Bonnard, « Les actes constitutionnels de 1940 », RDP 1942, p. 48-90.
7 G. Vedel, Manuel élémentaire de droit constitutionnel, 1949, Librairie du Recueil
Sirey, p. 115-116.
8 O. Beaud, La puissance de l'État, 1994, Paris, PUF, p. 46.
9 K. Gözler, « Le pouvoir constituant originaire », in Dmitri G. Lavroff (dir.),
Mémoire de DEA, 1992, Université de Bordeaux I ; K. Gözler, Le pouvoir de révision
constitutionnelle, 1997, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion.
10 C. Klein, Théorie et pratique du pouvoir constituant, 1996, Paris, PUF.
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