Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 155

200d1
DOCTRINE
Frédéric Joël aïvo
Professeur titulaire des universités
Doyen honoraire de la faculté de droit et de science politique d'Abomey-Calavi (Bénin)
L'ordre constitutionnel d'urgence dans les régimes
militaires RDP200d1
À la lumière des coups d'État au Mali, au Tchad, en Guinée, au Burkina Faso,
au Niger et au Gabon
L'ESSENTIEL
Depuis 2020, l'Afrique connaît une recrudescence de coups d'État militaires. Entre 2020 et 2023, le Mali, le Tchad, la
Guinée, le Burkina Faso, le Niger et le Gabon ont été ébranlés par l'irruption des militaires sur la scène du pouvoir.
Cette cascade de coups d'État a provoqué l'effondrement total des systèmes constitutionnels et l'ouverture en série
des transitions. En Afrique, le coup d'État n'est pas une nouveauté, mais l'échantillon qui fait l'objet de cette étude
retient l'attention pour plusieurs raisons : d'abord, la motivation de ces putschs, ensuite les moyens de droit que
mobilisent les militaires pour bâtir une légalité de fortune et enfin les dérèglements que leur œuvre induit pour la
théorie démocratique et le droit constitutionnel.
N
ous sommes le 17 novembre 2019, lorsque les premières
informations à propos d'une épidémie de
coronavirus proviennent de Chine. Le péril sanitaire
semblait éloigné du reste du monde. Après tout, Wuhan,
ville de la région de Hubei est peu connue et le virus ne toucherait
que les vieillards. Plus tard, l'Italie puis toute l'Europe
se calfeutrent et les prévisionnistes de tout acabit prédisent
l'apocalypse pour l'Afrique. Les experts du Quai d'Orsay 1
s'alarment : « La crise du Covid-19 peut être le révélateur
des limites de capacité des États, incapables de protéger leur
population ». En Afrique, précisent-ils, « ce pourrait être " la
crise de trop " qui déstabilise durablement, voire qui mette à
bas des régimes fragiles ou en bout de course ». Rien des hypothèses
de cette note confidentielle 2
en date du 24 mars 2020
n'y fit. Au contraire, l'Afrique traverse la pandémie comme
un couteau chaud dans du beurre. Alors que l'on redoutait le
Covid-19 et ses secousses politiques, c'est le déluge des coups
d'État militaires en pleine pandémie qui a donné aux États
africains le coup de massue dont ils peinent à se relever depuis
2020. « L'effet pangolin » redouté par les experts du Quai
d'Orsay s'est mué en une « cascade de coups d'État et transitions
en série » 3
depuis août 2009, Ali Bongo Ondimba a pourtant été proclamé
vainqueur de l'élection présidentielle du 26 août 2023.
Selon les chiffres du centre gabonais des élections, le président
sortant a été réélu par son peuple à 64 % des suffrages, pour
un troisième septennat. En 2009, Ali Bongo avait succédé à
son père, Omar Bongo Ondimba qui, lui-même, avait dirigé
le Gabon du 8 décembre 1967 à sa mort le 8 juin 2009, soit
pendant 41 ans, 6 mois et 6 jours. La dynastie des Bongo
est donc aux commandes du petit état pétrolier de l'Afrique
équatoriale depuis plus de 56 ans 4
. C'est à cette monarchie
au Mali, au Tchad, en Guinée, au Burkina
Faso, au Niger et au Gabon.
Le Gabon est en effet, le dernier pays de la série dont le régime
a été mis à bas par un coup d'État foudroyant. La cérémonie
qui s'est tenue le 4 septembre 2023 au Palais du bord de mer
à Libreville a permis au général Brice Oligui Nguéma, tombeur
d'Ali Bongo Ondimba, de prêter serment. Au pouvoir
1 Le centre d'analyse, de prévision stratégique du ministère de l'Europe et des Affaires
étrangères de la France.
2 V. CAPS, rapp., L'effet pangolin, la tempête qui vient en Afrique, mars 2020, Paris.
3 T. Marshall, « Cascade de coups d'État et transitions en série », Courrier
International, 14-20 sept. 2023, n° 1715, p. 30.
de fait qu'aucune élection ni aucun opposant n'est parvenu à
défaire dans les urnes que le coup d'État du 30 août 2023 a
mis un terme. Proclamé « président de la transition » le jour
du renversement d'Ali Bongo, le général Oligui Nguéma,
commandant de la garde républicaine, prête serment cinq
jours plus tard.
Effectivement, le 4 septembre 2023, la cérémonie de prestation
de serment qui se déroule dans les locaux de la présidence
de la République en présence des corps constitués
de la nation consacre Brice Oligui Nguéma officiellement
président du Gabon. Dans la conscience des Gabonais, cette
cérémonie de prestation de serment du nouvel homme fort
du Gabon l'installe de jure à la tête de l'État, comme s'il avait
été élu. Après son coup de force, Brice Oligui Nguéma fait,
par cette cérémonie, une entrée en douce au cœur des institutions
de l'État. Comme l'attestent les images de cette cérémonie
solennelle, conviviale et bon enfant, c'est presque comme
si le général putschiste est le vainqueur du scrutin présidentiel
du 26 août 2023. En effet, lors de cette prestation de serment,
tout était fait comme si Brice Oligui Nguéma avait été
élu à l'issue d'une élection libre, ouverte et concurrentielle
4 M. Olivier et J. Le Bihan, « Gabon, la fin du système Bongo ? », Jeune Afrique,
oct. 2023, n° 3129, p. 40-47.
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