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L'ordre constitutionnel d'urgence dans les régimes militaires
Car, par leur discours et seulement par celui-ci, aidés de leurs
armes, les putschistes manient à leur guise un étrange pouvoir
constituant. Ils ressuscitent, au gré de leurs intérêts, les institutions
déjà dissoutes mais dont ils ont besoin pour régulariser
leurs coups d'État. C'est dans ce tri arbitraire et illégal que,
malgré la dissolution de la Constitution, des juges - Cour
constitutionnelle ou Cour suprême - sont soit maintenus en
vie, soit ramenés d'outre-tombe pour ratifier les choix des
putschistes et faciliter la prise en main de l'État.
Le deuxième vecteur d'irrégularité a trait à la norme sur
laquelle le nouveau chef de l'État prête serment. Il s'agit le
plus souvent d'une charte de transition, élaborée à la hâte par
les militaires, sous le sceau du secret et introuvable jusqu'au
jour de la prestation de serment. Et pourtant cette charte tient
lieu de loi fondamentale de l'État durant la transition. Mais
il est arrivé dans bien des cas que la Constitution en vigueur
au moment du coup d'État soit maintenue en vie au début
de la transition avant d'être relayée en certaines de ses dispositions
par une charte adoptée ultérieurement. Dans ces scénarios
qui n'ont rien d'imaginaires, deux normes fondamentales
cohabitent et s'affrontent. D'un côté, la Constitution
de l'État défait, partiellement en application, et de l'autre,
la charte de la transition. C'est prenant appui sur une de
ces deux normes, parfois sur les deux, que les putschistes
ont récemment prêté serment. Le malien Assimi Goïta, le
guinéen Mamadi Doumbouya, le tchadien Mahamat Idriss
Déby Itno, le burkinabé Ibrahim Traoré et le gabonais Brice
Oligui Nguéma ont tous prêté serment sur la charte constitutionnelle
de leur pays. Seul le lieutenant-colonel Sandaogo
Damiba a dû s'y prendre par deux fois.
En effet, au Burkina Faso, le président de la transition en
quête d'une légalité improbable a d'abord prêté serment le
16 février 2022 sur la Constitution de 2015, avant de retourner,
le 2 mars 2022, devant le même Conseil constitutionnel
pour poser sa main cette fois-ci sur la charte de la transition
et prêter un deuxième serment. Cependant, ce n'est pas cette
scène insolite, moins encore la cohabitation de deux normes à
vocation constitutionnelle, qui retient l'attention. Ce qui fait
débat, c'est l'absence de légitimité de la norme 47
que les militaires
imposent à leur pays comme loi fondamentale. Dans la
majorité des États en cause, à l'exception notable du Tchad,
ces textes sont élaborés dans l'opacité totale et à l'abri des
citoyens qui en ignorent tout au moment de la prestation de
serment. Il en est de même du président de la transition. Il
surgit avec les armes, sans l'avis de personne mais s'impose à
la tête de l'État. Si les données du problème sont celles qui
viennent d'être présentées, l'on est en droit d'en déduire que
les chartes de transition qui servent de base aux prestations de
serment sont à tous points de vue inaptes à l'exercice.
47 Il faut entendre la notion de légitimité par « légitimité démocratique » qui renvoie
à « l'idée selon laquelle le régime démocratique est le seul dont la capacité à dicter
des ordres auxquels on doit obéir est acceptée ou reconnue de tous ». S. Laghmani,
« Vers une légitimité démocratique », in R. Ben Achour et S. Laghmani (dir.), Les
nouveaux aspects du droit international, 1999, Paris, SFDI, Pedone, p. 262-264.
Le troisième vecteur, c'est le juge qui reçoit le serment du président
de la transition. La condition du juge suprême apparaît
ici comme la principale charge qui plombe la légalité des
serments prêtés par les putschistes. Dans la plupart des cérémonies
organisées après les récents coups d'État, le sort du
juge récepteur du serment interpelle. Tantôt renvoyé dans les
décombres du régime renversé, tantôt préservé, le sort du juge
apparaît bien triste et la bienveillance que lui témoignent les
putschistes dans cette période où le droit est en état de lévitation
n'est destinée qu'à obtenir sa caution. Dans la réalité,
le juge est braqué par les putschistes, perd son indépendance
et la juridiction elle-même est vidée de l'autorité qui fait son
prestige. Le juge est balancé d'un coup d'État à un autre et
son office est rythmé par les batailles au sein de l'armée en vue
du contrôle du pouvoir. Dévitalisé et dépossédé de son office,
le juge perd tout contrôle sur la dévolution du pouvoir d'État
et, conséquemment, sur l'entrée en fonction du titulaire de la
plus haute charge de l'État. Il est juste convoqué à la fin de
chaque hostilité militaire pour constater les dégâts et recevoir
le serment du vainqueur. Ce fut le cas au Burkina Faso entre
janvier et octobre 2022. Le Conseil constitutionnel, captif
aux mains de ses ravisseurs, a assisté impuissant d'abord à la
chute de Roch Kaboré le 22 janvier 2022, ensuite aux combats
à l'arme lourde entre les hommes du lieutenant-colonel
Sandaogo Damiba et ceux du capitaine Ibrahim Traoré.
C'est en ayant les mains liées dans le dos que les membres du
Conseil ont reçu, sans broncher, trois serments de deux chefs
d'État différents en moins de 10 mois.
Dans les cas du Burkina Faso, du Mali, de la Guinée et du
Gabon, le juge ne tient plus le rôle qui est le sien dans la
garantie de la Constitution et la régulation du pouvoir politique.
Ses fonctions sont réduites à la caricature méprisable
d'un greffier, contraint d'observer, de constater et de transcrire
ce qu'il voit et entend. En pratique, le juge est coupé du
droit, étranger aux faits et sans emprise sur la réalité politique
du pays. Il est sans aucun lien aussi bien avec la norme tenant
lieu de Constitution qu'avec le putschiste qui prête serment.
C'est la faille essentielle qui affaiblit la légalité des transitions
militaires, l'élément décisif qui fait écrouler l'idée d'une légalité
a posteriori, réparatrice voire partielle du pouvoir conquis
par les armes.
Que cela soit bien clair, le droit ne connaît pas le coup
d'État 48
et la réprobation de la doctrine 49
est demeurée formelle,
vigoureuse et permanente : « Il n'y a point de place
dans la science du droit public pour un chapitre consacré à la
théorie juridique des coups d'État » 50
écrivait Raymond Carré
de Malberg. Et la recrudescence en Afrique de la violence
faite à l'État, devenue banale et paradoxalement populaire, ne
48 J. Barthélémy et P. Duez, Traité de droit constitutionnel, 1985, Paris, Economica,
p. 227.
49 V. H. Kelsen, Théorie pure du droit, 1999, Paris, Bruylant-LGDJ, C. Eisenmann
(trad. française), p. 279 ; L. Favoreu et a., Droit constitutionnel, 21e
Paris, Dalloz, p. 47.
éd., 2019,
50 R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l'État, t. 2, 1962, Paris,
CNRS, p. 137.
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