Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 167

200d7
DOCTRINE
Nadi aBi raChed
Maître de conférences à l'université Saint-Joseph de Beyrouth (Liban)
Frédéric roLin
Professeur à l'université Saint-Joseph de Beyrouth (Liban)
Quand le Conseil d'État libanais fait prévaloir l'intérêt
des banques sur l'intérêt public RDP200d7
Obs. ss CEL, 6 févr. 2024, n° 209/2024, Assoc. des banques libanaises c/ État
L'ESSENTIEL
Le Conseil d'État libanais a rendu le 6 février 2024 un important arrêt annulant les dispositions de la stratégie gouvernementale
de redressement économique du pays qui prévoyaient l'annulation d'une large part des créances que
les banques commerciales détiennent sur la banque centrale. Intéressant sur un plan théorique car il transpose en
droit libanais la jurisprudence GISTI de 2020 sur les documents de portée générale de l'État, il est très critiquable
sur le fond car il fait prévaloir l'intérêt des banques sur l'intérêt public au prix de la distorsion de notions juridiques.
D
epuis 2019, le Liban subit une crise économique
qui n'a pas eu de précédent dans son histoire, même
durant la guerre civile. Elle trouve son origine
dans l'incapacité de l'État à établir un équilibre des finances
publiques : impôts, surtout directs, insuffisants et mal collectés,
dépenses non maîtrisées et réparties en fonction des
exigences confessionnelles et clientélistes 1
, l'ensemble aggravé
par une corruption endémique et une incapacité à voter
annuellement le budget, interdisant toute prévision et toute
vérification des engagements budgétaires. À cela se sont ajoutées
des tensions avec les monarchies pétrolières du MoyenOrient
qui ont conduit celles-ci à réduire voire à supprimer
le soutien financier qu'elles apportaient au Liban. L'explosion
du port de Beyrouth, le 4 août 2020, a été perçue dans ce
contexte comme le symbole de l'effondrement du Liban. En
effet, pour financer et masquer un déficit toujours croissant,
l'État s'est endetté auprès de la banque centrale et cette dernière,
pour assurer ce financement, a procédé à ce qui était à
l'époque pompeusement appelé de « l'ingénierie financière »
et qui consistait en réalité à émettre des titres obligataires ou
à prendre des fonds en pension à un taux d'intérêt toujours
croissant (il s'élevait à près de 15 % en 2019, alors que les
taux d'intérêt internationaux étaient de moins de 5 %). Les
banques libanaises ont massivement placé l'argent des déposants
dans ces produits très rémunérateurs 2
. Elles ont réalisé
des profits considérables, reversés à leurs actionnaires, jusqu'à
ce que le système s'effondre en 2019. Le déficit de la banque
NDLR : La version intégrale de cet arrêt n'existe qu'en arabe et peut être consultée ici :
https://lext.so/53gvrL. Les passages déterminants de sa motivation ont été traduits par
les auteurs et figurent, en citation ou en substance, dans le corps du commentaire.
1 Sur ce système de répartition en fonction des confessions et des clientèles et ses
conséquences sur les finances publiques, v. R. Leenders, Spoils of Truce : Corruption
and State-Building in Postwar Lebanon, 2012, Cornell University Press.
2 On estime que 75 % des fonds des déposants ont été investis par les banques dans
les produits de la banque centrale, v. T. Gaspard, Banque du Liban : a forensic analysis,
2024, American University of Beirut, Issam Fares Institute for public policy
& international affairs, p. 11 : https://lext.so/WqnEtG.
centrale a empêché celle-ci, d'une part, de continuer de prêter
à l'État qui a été conduit à faire défaut sur la dette publique, et,
d'autre part d'honorer ses engagements à l'égard des banques
commerciales, de sorte que celles-ci, prétextant le manque
de liquidités, ont, sur la base de « circulaires » de la banque
centrale, bloqué l'accès des déposants à leurs comptes. Il s'est
ensuivi une dévaluation de la livre libanaise de plus de 98 %,
une inflation galopante de plusieurs centaines de pourcents
par an et un appauvrissement terrible de la partie de la population
ne bénéficiant pas de revenus ou de transferts de fonds
de l'étranger. Aujourd'hui, les banques commerciales détiendraient
un stock de créances de 50 milliards sur la banque
centrale, cela dans un pays dont le produit intérieur brut était
estimé à 23 milliards de dollars en 2022 !
Devant l'ampleur de la catastrophe, les pouvoirs publics libanais
sont demeurés sans réaction : le système politique, miné
par les intérêts confessionnels, claniques et affairistes n'a pris
strictement aucune décision, si ce n'est, par l'intermédiaire
de la banque centrale, de continuer de bloquer l'accès des
déposants à leurs comptes, espérant sans doute que l'état du
pays inspirerait la pitié des donateurs internationaux. Mais
tel n'a pas été le cas : aussi bien le fonds monétaire international,
que le club des pays venant en aide au Liban, connu
sous le nom de conférence CEDRE, ont conditionné le versement
de toute aide (hormis les aides d'urgence) à la présentation
et à la mise en œuvre d'un plan crédible et cohérent
de rétablissement de la situation financière du pays. C'est
ce qui a conduit le gouvernement à adopter en conseil des
ministres le 22 mai 2022 une « stratégie financière de redressement
économique » 3
reposant sur plusieurs « piliers » qui
visent notamment à supprimer le financement de l'État par
la banque centrale, à annuler une grande part des créances
3 Stratégie approuvée par décision du conseil des ministres n° 3 du 20 mai 2022.
Re vue du dr oit public * Mar s 2024
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