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Quand le Conseil d'État libanais fait prévaloir l'intérêt des banques sur l'intérêt public
lyse, en ne retenant pas la qualification d'acte réglementaire.
C'est en s'appuyant sur un autre fondement qu'il a admis que
cet acte était susceptible de recours. De manière inédite dans
la jurisprudence libanaise, le Conseil d'État a entendu faire
application de la notion de « documents de portée générale
émanant d'autorités publiques » synthétisée par le Conseil
d'État français dans la décision GISTI du 12 juin 2020 10
et
il a à cet effet considéré que, aussi bien par son objet que
par les formulations employées, « elle était susceptible d'avoir
des effets notables sur les droits ou la situation d'autres personnes
», en particulier les banques et les déposants pour la
gestion de leurs finances.
Il faut se réjouir de l'avancée jurisprudentielle que constitue
l'intégration de l'arrêt GISTI dans la jurisprudence du CEL.
La crise politique, qui s'ajoute et aggrave la crise économique
que traverse le pays a conduit à ce qu'aucun candidat ne soit
élu à la présidence de la République depuis un an et demi
et que le gouvernement, démissionnaire depuis 2022, est
réputé n'expédier que les affaires courantes. De ce fait, une
part importante des mesures relevant de la compétence de
l'État sont prises en dehors des formes juridiques normales.
L'ouverture du prétoire contre les actes plus ou moins formalisés,
plus ou moins prescriptifs, sera facilitée par le recours
à la notion de « document de portée générale » et pourra
constituer une protection importante pour les citoyens.
Cependant, en l'espèce, la qualification ainsi donnée à la
stratégie gouvernementale pose de sérieux problèmes. Les
dispositions de cette stratégie, pour leur plus grande part,
exigent l'édiction de mesures législatives, voire font référence
à l'accord à conclure avec le fonds monétaire international et
les prêteurs internationaux. Les décisions finales ne relèveront
donc pas de la compétence de l'exécutif qui, tout au plus,
pourra préparer les projets de loi ou assurer les négociations
internationales qui devront faire l'objet pour les uns d'une
adoption et pour les autres d'une ratification parlementaire.
Ranger de tels actes dans le champ de l'arrêt GISTI est de ce
fait inadéquat car le juge administratif ne peut pas statuer sur
le contenu d'un projet de loi à venir qui serait une sorte de
contrôle de constitutionnalité anticipé de la loi. Le Conseil
d'État français l'a souligné dans un arrêt récent : l'annonce
politique faite par un ministre ne peut relever de la jurisprudence
GISTI que s'il s'agit de l'annonce de la prise « d'un acte
réglementaire » 11
.
Il est vrai que, dans la situation libanaise, en raison du blocage
des institutions politiques qui conduit, comme on l'a dit, à
adopter des modes et circuits de décisions qui dérogent à l'organisation
définie par la Constitution, le juge administratif
qui veut assurer un réel contrôle de l'action de l'Administration
doit se montrer à la fois prudent et vigilant. En l'occur10
CE, sect., 12 juin 2020, n° 418142 : Lebon, p. 192, concl. G. Odinet ;
AJDA 2020, note F. Melleray, chron. C. Malverti et C. Beaufils.
11 CE, 25 mai 2022, n° 451866, Assoc. Territoire de musique. V. également, dans
le même sens, S. Hoyinck, concl. sur CE, 9 août 2023, n° 462777, Greenpeace,
Ariane web.
12 CE, 4 mars 1987, Syndicat Presse parisienne : Lebon T, p. 864 - CE, 10 juill.
1992Confédération Syndicats Médicaux français : Lebon, p. 294.
13 CEL, 18 mai 2023, n° 179/2023, p. 15.
rence, c'est sans doute par une interprétation neutralisante
de l'acte attaqué, insusceptible de constituer une décision ou
même un commencement de décision car il ne relève pas de
la compétence de l'exécutif, qu'il aurait fallu procéder. En en
faisant un acte justiciable devant lui, le CEL s'est, comme
on le verra en analysant la censure opérée sur le fond, engagé
dans une impasse qui l'a conduit à exercer un contrôle de
constitutionnalité qui ne lui revient pas.
L'appréciation de la requête posait une seconde difficulté qui,
à notre sens, aurait dû conduire à la dénier, qui tient à la question
du caractère indivisible de la stratégie gouvernementale.
Conformément à une jurisprudence constante, également
appliquée par le Conseil libanais, la requête dirigée contre
une seule partie d'un acte indivisible est irrecevable car le juge
ne peut pas dénaturer l'acte qui ne trouve sa cohérence que
dans l'ensemble de ses dispositions. Cette solution est en particulier
appliquée lorsqu'est demandée au juge l'annulation
de certaines clauses d'une convention, telle qu'une convention
collective ou une convention médicale 12
. Dans l'espèce
soumise au CEL, l'association requérante ne demandait que
l'annulation de la partie de la stratégie relative à l'annulation
des obligations émises par la Banque du Liban. En revanche,
elle se gardait bien de critiquer les autres passages et en particulier
ceux qui faisaient état de la nécessité d'opérer un
prélèvement sur les fonds des déposants. Or, cette stratégie,
même si elle ne constitue pas une « convention », au sens de la
jurisprudence qu'on a rappelée, constitue néanmoins un tout
cohérent : si l'on en supprime l'annulation des créances des
banques commerciales sur la banque centrale qui constitue
une large part de l'enjeu financier du plan, c'est l'ensemble de
l'édifice qui s'effondre. D'ailleurs, la décision sur la recevabilité
admet ce caractère indivisible de la stratégie 13
mais n'en
tire pourtant pas les conséquences qui s'imposaient et n'écarte
pas la requête de l'association des banques en raison de cette
irrecevabilité.
Ayant admis la recevabilité de la requête, le Conseil d'État
va être amené à statuer sur le fond, dans sa seconde décision
du 6 février 2024. Si les critiques que l'on peut adresser à
la décision de 2023 relèvent essentiellement de la technique
juridique, celle de la qualification des actes administratifs et
celle du mode de contrôle juridictionnel, s'agissant de la décision
de 2024, les choses sont beaucoup plus graves et l'on
peut dire que le Conseil d'État s'est livré à maints égards à
une forme d'inversion des valeurs. Pour faire parvenir à faire
peser sur l'État, et non pas sur les banques, la charge du remboursement
des obligations émises par la banque du Liban,
il va devoir forcer des notions fondamentales du droit, qu'il
s'agisse du droit public, du droit privé bancaire ou du rôle du
juge administratif.
Re vue du dr oit public * Mar s 2024
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