Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 173

200d2
DOCTRINE
Paul amseLeK
Professeur émérite à l'université Paris-Panthéon-Assas
De quoi l'institution est-elle le nom ? RDP200d2
Ou une arlésienne dans la théorie du droit
L'ESSENTIEL
En réaction à la théorie classique de l'institution, axée essentiellement sur des entités instituées, cette étude s'attache
à dévoiler la nature même des actes d'institution : leur nature d'actes de langage, c'est-à-dire d'actes sociaux
accomplis à l'aide de paroles adressées à autrui, et plus précisément d'actes mentaux d'autorité, d'actes de force
mentale perpétrés par un esprit sur l'esprit d'autrui en y installant la représentation d'états de choses artificiels
virtuels s'imposant à sa conduite. Ces actes jouent un rôle capital dans l'expérience juridique de gouvernance des
peuples, et plus généralement dans toutes les relations d'autorité entre les hommes. Mais, contrairement à ce que
prétendent les tenants de la théorie de l'institution, cette élucidation ne remet nullement en question le credo des
positivistes et normativistes réduisant le droit aux règles juridiques posées par les gouvernants publics : le droit,
c'est bien ce que fixent ces règles, les possibilités d'action auxquelles elles donnent droit.
« La connaissez-vous bien au moins cette fille d'Arles ? Savezvous
au juste qui vous prenez ? »
Alphonse Daudet, L'arlésienne
L'idée d'institution, mise à l'honneur en France par Maurice
Hauriou, exerce depuis un siècle une certaine fascination
sur les théoriciens du droit. En témoigne la persistance avec
laquelle l'œuvre du doyen de Toulouse à ce sujet, bien que
réputée particulièrement confuse, touffue et peu rigoureuse,
est encore de nos jours visitée et alimente des commentaires,
colloques, thèses et autres ouvrages, dont tout récemment
l'ouvrage collectif dirigé par Armel Le DivellecDes institutions
et des normes 1
, qui m'a inspiré ces quelques réflexions.
À l'étranger, la notion d'institution a aussi donné lieu chez
les juristes à des développements théoriques, en particulier,
au cours des dernières décennies, à une « théorie institutionnelle
ou néo-institutionnelle du droit » (illustrée notamment
par Ota Weinberger et Neil MacCormick) se revendiquant de
la philosophie anglo-saxonne des actes de langage. Le dénominateur
commun de tous ces courants de pensée autour
de la notion d' institution (et qui explique en partie cette
fascination qu'elle suscite), c'est de chercher à mettre à bas
la conception positiviste dominante - spécialement sous la
bannière du normativisme kelsénien - ramenant le droit à
des règles ou normes, une conception jugée trop étriquée et
réductrice.
À la vérité, cette visée n'a pas produit jusqu'ici les effets
escomptés : les « institutionnalistes » de tous bords n'ont
guère réussi à révolutionner l'idée que les juristes se font couramment
du droit proprement dit, ils ne sont guère parvenus
à remettre en cause son ancrage dans des règles. Ils ont
pour l'essentiel, semble-t-il, enfoncé des portes ouvertes.
Et surtout, leurs analyses nous laissent, si je puis dire, sur
1 A. Le Divellec, Des institutions et des normes. Une question préalable à l'analyse juridique,
2023, Éditions Panthéon-Assas.
notre faim : il y est question d'« institutions », mais ce qui
est dénommé et étudié sous ce vocable, ce sont des entités
instituées ; on ne nous dit pas en quoi consiste exactement
leur « institution », à quoi elle correspond. C'est tout particulièrement
ce qui apparaît chez Maurice Hauriou, pourtant
présenté comme le grand chantre de « la théorie de l'institution
» (il est vrai qu'il n'a pas davantage approfondi le fondamental
le plus important de la théorie du droit qu'est le
concept même de « juridique » ou « juridicité »). L'institution
a été, selon ses propres paroles, « la grande affaire de sa vie » 2
,
mais force est de constater qu'elle s'apparente à une arlésienne
dans son œuvre : on y parle d'elle, mais elle n'y apparaît pas,
elle n'y est pas dévoilée, amenée au jour. Pire : en identifiant
- et en répandant après lui l'habitude d'identifier - institution
et entité instituée, spécialement organe institué, la théorie
d'Hauriou a contribué à faire peser une lourde et durable
hypothèque sur la théorie du droit ; elle a rendu transparent
et fait passer à la trappe le concept authentique d'institution,
empêchant par là les juristes de s'y intéresser et d'approfondir
ce que veut dire « instituer » ou « institué ». Résultat d'autant
plus regrettable que, en l'occurrence, ce qui a ainsi échappé
à leurs radars, c'est une donnée cruciale de l'expérience juridique,
de l'expérience de gouvernance des peuples au moyen
de règles et, plus généralement, de l'expérience éthique de
direction des conduites humaines. Et c'est peut-être justement
ce spectre de l'institution qui hante et fascine les esprits,
leur donnant l'obscur sentiment qu'avec elle quelque chose
d'essentiel se dérobe à leurs analyses. Aujourd'hui encore, en
tout cas, comme le relève justement Armel Le Divellec, « le
terme institution (le plus souvent au pluriel) est employé à
tout bout de champ (par les juristes ou les politiques), sans
2 Cité par B. Plessix,« L'analyse institutionnelle a-t-elle encore une utilité en droit
administratif ? », in A. Le Divellec (dir.), Des institutions et des normes. Une question
préalable à l'analyse juridique, 2023, Éditions Panthéon-Assas, p. 158.
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