Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 176

Doctrine
der à se faire et à se parfaire. La théorie pure était, d'ailleurs,
en contradiction avec elle-même, puisque pour justifier l'étiquette
de « science positive », c'est-à-dire de science étudiant
des choses effectives et non des chimères, Kelsen proclamait
en même temps qu'elle devait se concentrer et se concentrer
uniquement sur les normes juridiques effectives, c'est-à-dire,
suivies d'effet, d'actes d'obéissance et d'application. En tout
cas, ces vues épistémologiques totalement irréalistes n'ont eu
aucun impact sur les démarches dogmatiques concrètes des
juristes dans leur étude du droit positif, et elles en ont encore
moins aujourd'hui avec le développement de tous les moyens
d'information dont ils disposent : loin d'étudier les règles
de droit hors sol, au contraire, pour répondre efficacement
- comme c'est leur mission - aux besoins de présentation
didactique et d'examen critique de ces règles, ils ne se privent
pas d'explorer de manière approfondie leur contexte historique,
les conditions de leur édiction et de leur application,
et en particulier de s'intéresser aux institutions-organes qui y
procèdent.
On ne voit pas, dès lors, ce que la théorie de l'institution, telle
qu'elle est conçue, peut apporter de bien nouveau, sinon de la
confusion autour du concept de droit qu'elle prétend clarifier
(un confusionnisme conceptuel qui n'a rien à envier au confusionnisme
épistémologique de Kelsen...). Définir le droit
comme un certain type de règles (on devrait dire, plus précisément
« comme le contenu des règles d'un certain type »,
« comme les régimes qu'elles fixent »), ne revient nullement
à occulter les institutions-personnes dont parle Hauriou. Le
droit, ce n'est pas, comme il le soutient, des règles de droit et,
à côté et indépendamment d'elles, des institutions juridiques ;
il n'y a pas de bicéphalisme conceptuel, de juridicité à double
visage, « normative » et « institutionnelle ». Les institutions
en question ne sont ni indépendantes des règles de droit ni
occultées par elles : elles sont, au contraire, impliquées dans
leur concept même, dans leur essence de règles posées par
les autorités publiques, par les instances ou institutions de
direction des peuples humains. Et elles sont impliquées aussi
dans le champ d'observation de ceux qui se livrent à l'étude
du droit.
2. Les institutions juridiques comprennent, selon Hauriou, à
côté des institutions-personnes ou organes, des « institutionschoses
». Ce type d'institutions n'a, toutefois, correspondu
chez lui qu'à une vision assez floue, à des intuitions vagues,
parcellaires, qu'il a eu, semble-t-il, des difficultés à approfondir
et clarifier ; l'on comprend par suite qu'il ne se soit guère
attardé à leur propos (ni sa postérité non plus). En 1910,
dans ses Principes de droit public, il se contente d'indiquer
que, « sans les éliminer », il ne leur accordera pas « la première
place » ; en fait, il ne leur accordera pratiquement aucune
place, et, en 1933, il les écartera cette fois complètement du
champ de ses analyses institutionnelles en invoquant...un
manque de place 10
!
10 M. Hauriou, Aux sources du droit, 1933, rééd. 1986, Centre de philosophie politique
et juridique de l'Université de Caen, p. 97.
Qu'est-ce que le doyen de Toulouse veut évoquer en parlant
d'institutions-choses ? Il faut déchiffrer laborieusement les
quelques bribes sibyllines de discours qu'il leur consacre dans
ses ouvrages précédemment cités, pour parvenir - ou tenter
de parvenir - à ses obscures intuitions sous-jacentes. Bien
qu'il ait d'abord présenté l'idée d'œuvre à réaliser comme
la caractéristique essentielle de toutes les institutions 11
, il
observe que cette caractéristique est absente dans le cas de
l'institution-chose : ses éléments constitutifs « ne sont pas
intériorisés dans le cadre de l'idée de l'œuvre...elle n'est pas
un principe d'action ou d'entreprise » 12
. Les institutionschoses,
note-t-il encore, sont « inertes » et non vivantes, non
incorporées dans des corps vivants, comme les institutionspersonnes
; mais elles auraient en commun avec ces dernières
d'avoir une « individualité sociale » 13
. On commence
à subodorer ce qu'il a confusément à l'esprit, lorsqu'il dit que
« la règle de droit établie socialement est une institution de
ce second type » et qu'il ajoute qu'« elle est une institution
parce qu'en tant qu'idée elle se propage et vit dans le milieu
social » 14
: les institutions-choses n'appartiennent pas au
monde sensible, mais au monde intelligible ; elles sont de
l'ordre des choses de l'esprit, des « objets idéels » comme les
qualifie Armel Le Divellec. Mais alors, en alliant ainsi, sous
l'idée commune d'institution, les « institutions-personnes » et
les « institutions-choses », le maître toulousain et ses adeptes
marient-ils la carpe et le lapin, d'un côté des existants, des
organisations humaines vivantes instituées pour diriger un
peuple au moyen de règles de droit, et, de l'autre, des objets
mentaux, des données de l'esprit, des entités conceptuelles ?
Pour approfondir davantage et mieux pénétrer la pensée
d'Hauriou, on peut s'appuyer sur un éclairant parallèle entre
l'expérience juridique et l'expérience de la pratique de jeux,
qui est elle aussi une expérience mettant en œuvre des règles
de conduite. Un jeu, en effet, se définit comme un ensemble
de règles à suivre ayant un certain contenu : le football, de
même que le tennis ou le bridge, ce n'est rien d'autre qu'une
réglementation-type, un lot ou jeu (si je puis me permettre
ce...jeu de mots) spécifique de règles que les joueurs sont
tenus d'observer dans leurs faits et gestes tout au long de
la partie. Le jeu apparaît, à cet égard, comme une sorte de
parenthèse dans le cours de la vie ordinaire, comme l'entrée
à titre ludique dans un autre monde, un monde artificiel qui
vient, en quelque sorte, se superposer temporairement sur
le monde réel et se mélanger avec lui. Dans ce monde, il se
passe des choses particulières : par exemple, dans une partie
de football, des choses étiquetées « pénalty », « corner »,
« hors-jeu » ou « tirs au but ». Ces choses sont inséparables du
jeu de football, c'est-à-dire des règles du football et du régime
11 M. Hauriou, Aux sources du droit, 1933, rééd. 1986, Centre de philosophie politique
et juridique de l'Université de Caen, p. 96.
12 M. Hauriou, Aux sources du droit, 1933, rééd. 1986, Centre de philosophie politique
et juridique de l'Université de Caen, p. 97.
13 M. Hauriou, Principes de droit public, 1re
éd., Sirey, 1910, p. 126.
14 M. Hauriou, Aux sources du droit, 1933, rééd. 1986, Centre de philosophie politique
et juridique de l'Université de Caen, p. 97.
176
Re vue du dr oit public * Mar s 2024
Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024

Table des matières de la publication Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024
