Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 181

De quoi l'institution est-elle le nom ?
ce à quoi correspondent, dans leur principe, les actes déclaratifs
ou institutifs : il s'agit, en définitive, d'actes qui ont exactement
la même nature. Et on comprend, sous cet éclairage,
pourquoi les normativistes s'entêtent à vouloir à tout prix,
au défi de la logique, assimiler les actes de mise hors vigueur
de normes aux actes de mise en vigueur : ce n'est pas parce
que ces actes édicteraient eux aussi des normes, comme ils le
soutiennent superficiellement, mais bien parce que ces deux
catégories d'actes juridiques leur font sourdement et plus
fondamentalement apparaître, dans le balancement même de
leur articulation (mettre en vigueur/mettre hors vigueur), une
nature foncièrement identique, la nature précisément d'actes
déclaratifs ou institutifs.
Que les actes prescriptifs de règles soient des actes institutifs,
Hauriou en a eu d'ailleurs, là encore, une obscure intuition
avec ses « institutions-choses » : n'a-t-il pas voulu évoquer
sous ce vocable les choses instituées dans le monde du droit
par les actes sociaux de mise en vigueur de règles ? N'est-ce
pas le sens à donner à ses formules précédemment citées ?
Lorsqu'il dit que « la règle de droit établie socialement est une
institution de ce type...en tant qu'idée », il faut entendre : la
mise en vigueur dans le milieu social d'une réglementation
juridique institue les choses qui découlent de cette réglementation,
qui sont vécues et accomplies en application de cette
réglementation. Cela ne concerne pas seulement les entités
correspondant à des concepts juridiques, dont les règles juridiques
fixent spécifiquement et étiquettent le concept. C'est
sur ce type de règles, mises en lumière par la théorie des actes
de langage et appelées depuis Searle « règles constitutives »
par opposition aux autres règles dites « règles normatives »
(sic !) 24
, que la théorie néo-institutionnelle du droit a surtout
concentré son attention, en voyant en elles des « règles
institutives ». Cette vue restrictive ne se justifie guère : les
actes de mise en vigueur (comme, à l'inverse, les actes de mise
hors vigueur) de toutes les règles juridiques de quelque sorte
qu'elles soient doivent être considérés comme des actes institutifs
: ils instaurent, dans le monde virtuel du droit, des états
juridiques nouveaux en faisant entrer désormais en activité
de nouveaux droits et obligations ; ces éléments inhérents par
principe à toutes les règles juridiques, et plus généralement à
toutes les règles éthiques, ne correspondent pas à des entités
fictives et illusoires -à du dire qui ne veut rien dire - comme
le pensait Jeremy Bentham, mais plus exactement à des entités
virtuelles qui entrent mentalement en jeu et jouent un
rôle bien réel à travers les règles auxquelles on se réfère et que
l'on applique.
Corroborant cette analyse des institutions-choses, il est significatif
que les continuateurs d'Hauriou les qualifient, comme
le relève Armel Le Divellec, « purement et simplement de
règles » 25
; c'est que les actes de mise en vigueur ou hors
24 J. Searle, Les actes de langage, 1972, Hermann, trad. H. Pauchard, p. 72 et s.
25 A. Le Divellec (dir.), Des institutions et des normes, Une question préalable à l'analyse
juridique, 2023, Éditions Panthéon-Assas, p. 23.
vigueur qui sont derrière les règles juridiques ont, précisément,
une nature institutive, sont des institutions.
La place de l'institution dans les relations humaines d'autorité.
Les actes déclaratifs que la théorie des actes de langage
a mis en lumière ont souvent paru fort mystérieux et donné
lieu à des vues erronées : on tend à leur attribuer une sorte
de portée incantatoire, comme si la parole avait, en l'occurrence,
le pouvoir magique de faire surgir automatiquement,
par miracle, des réalités. Un pouvoir comparable à celui que
la Genèse biblique prête au verbe de Dieu dans la création des
différents éléments du monde, à commencer par la lumière :
« Dieu dit : " Que la lumière soit " et la lumière fut ». Ce n'est
évidemment pas sur ce modèle que fonctionne l'autorité
humaine. Le pouvoir de commandement dont les hommes
peuvent user ne s'exerce pas sur la nature, sur les éléments
matériels du monde sensible, mais sur d'autres hommes ;
et, plus précisément, il opère, non pas sur les éléments physiques,
corporels, de leur personne, mais sur leur esprit, sur
leurs attributs mentaux. Les actes d'autorité sont des actes
sociaux de nature mentale, des agissements de l'esprit sur
d'autres esprits, accomplis par l'intermédiaire de paroles ; ce
ne sont pas des actes de force ou violence physique, même
si des violences physiques peuvent les accompagner pour les
appuyer et décider les dirigés à soumettre effectivement leur
volonté à la volonté des dirigeants. Tous les actes de langage
sont, d'ailleurs, des actes sociaux de nature mentale, d'esprit
à esprit, qu'il s'agisse de manifester à d'autres esprits nos états
mentaux de gratitude, d'admiration ou de désaccord (actes de
remerciement, de félicitation, de protestation), de les mettre
en garde (actes d'avertissement, de menace), de les provoquer
(actes de défi), ou encore de faire appel à leur bon vouloir
(actes de demande, de prière, d'exhortation), etc.
Plus précisément, les actes d'autorité sont des agissements
contraignants de l'esprit sur d'autres esprits, des actes de force
ou violence mentale à l'égard d'autrui en vue de prendre le
contrôle de sa conduite - en quelque sorte des tentatives de
putschs perpétrées à l'intérieur de lui aux fins de s'emparer de
son pouvoir sur lui-même. On ne peut, en effet, avoir de prise
directe de l'extérieur sur les agissements d'autrui. Les humains
sont, dans le principe le plus essentiel de leur ontologie, des
êtres autoconducteurs, qui se conduisent ; quand on parle de la
conduite humaine, il est significatif que l'on utilise toujours
ce verbe pronominal. Chaque homme est l'unique conducteur
de lui-même ; c'est lui seul qui, de l'intérieur de luimême,
par l'impulsion de sa volonté propre, est l'instigateur
de son agir, de ses démarches, c'est lui seul qui tient le « gouvernail
» de sa personne. On ne peut prétendre à conduire
autrui, mais seulement à diriger sa conduite de lui-même en
agissant sur son esprit, sur ses facultés psychiques, sur son
vouloir. Le pouvoir de commandement passe par des processus
mentaux. Il consiste à construire des règles de conduite,
outils mentaux logeant et opérant uniquement dans nos
têtes ; constituées par de la pensée codée en langage, elles ont
la nature d'étalons du possible : elles fixent des marges de posRe
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