Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 182

Doctrine
sibilité à l'agir de ceux que l'on veut diriger, elles déterminent
ce qui peut ou ne peut pas être ou ne pas être accompli par
eux. Ces outils mentaux leur sont ensuite donnés, transmis
dans leur esprit par émission de paroles à décoder, ils leur sont
« mis en mains » pour qu'ils y ajustent leurs conduites : c'est le
sens étymologique des verbes latins « mandare » et « commandare
» formés à partir de la locution « manum dare ». Cette
évocation métaphorique d'une donation-mise en mains est
un euphémisme, car il s'agit, plutôt, de leur forcer la main, de
leur tracer - sans leur laisser le choix - la route à suivre impérativement,
comme lorsque l'on trace sur le sol, devant autrui
et à son intention, une bande à l'intérieur de laquelle ses pas
seront astreints à se tenir, dont ils ne pourront pas s'écarter.
L'acte de commandement consiste, en d'autres termes, à installer
d'office, autoritairement, celui dont on veut diriger la
conduite, dans un état moral d'assujetti, à le placer intérieurement
dans la situation de devoir respecter certaines règles,
d'avoir à y conformer sa conduite ; et c'est aussi par un acte
d'autorité que le dirigeant le déliera de cette contrainte en le
faisant entrer dans une autre situation.
Le terme « injonction » évoque le mieux la nature de l'acte
de commandement : il exprime l'idée métaphorique parfaitement
suggestive de placer un joug intérieur, dans l'esprit de
celui à qui l'on s'adresse, de façon à l'atteler à des règles et à
l'astreindre à les suivre, à les observer, c'est-à-dire littéralement
à les conserver constamment en face de lui de manière à garder
le cap qu'elles lui fixent (c'est le sens du verbe latin « observare
»). Le commandement est un acte d'asservissement de la
volonté d'autrui ; en lui imposant l'observance de règles, on
met autrui, pour ainsi dire, en état de conduite ou pilotage
automatique de lui-même. Toute expérience de commandement,
toute expérience de direction de la conduite humaine,
et au premier plan l'expérience juridique, l'expérience de
gouvernance de peuples, revient à introduire dans l'esprit
des dirigés, par des actes de force de l'esprit des dirigeants,
des représentations mentales constituant un monde intérieur
virtuel, artificiellement créé et agencé, se superposant et se
mélangeant au monde réel, un peu à la manière de la « réalité
augmentée » ou « métavers » dans laquelle nous font entrer les
casques de réalité virtuelle d'aujourd'hui (avec cette différence
que les règles de conduite sont des objets mentaux et non des
dispositifs matériels). Le monde qui est imposé intérieurement
aux dirigés par les actes d'autorité des dirigeants, et particulièrement
par les actes juridiques des dirigeants publics,
apparaît comme un monde où règne un certain ordre, un
monde ordonné, dans lequel les mouvements ou comportements
sont « réglés » mécaniquement, à la manière d'automates
ou de dispositifs d'horlogerie : selon les cas, tels ou
tels comportements doivent, peuvent ou ne peuvent pas avoir
lieu. C'est ce qu'évoque, à propos de l'expérience juridique,
l'idée d'ingénierie sociale mise en vogue par Roscoe Pound
et l'École américaine de la « sociological jurisprudence » : le
monde juridique est un monde dans lequel les conduites des
membres de la Cité sont réglées globalement et synchroniquement.
Ordonner, donner un ordre, c'est tout à la fois faire
acte d'autorité et intimer un certain ordre ou arrangement
de choses artificiellement créé. Léon Duguit et son École de
Bordeaux ont mis en vogue au début du siècle dernier un
concept onirique, mais qui exprime parfaitement cette caractéristique
essentielle du monde juridique virtuel projeté dans
les esprits par le droit en vigueur : l'ordonnancement juridique.
Cette notion correspond à la vue kaléidoscopique fantastique
de l'état général du monde juridique à chaque instant, c'est-àdire
à l'ensemble bigarré et mouvant des droits et obligations
résultant pour chacun de l'ensemble des règles applicables
dans toutes les situations de son existence 26
. C'est sur la toile
de fond de cet ordonnancement que se profilent les entités et
événements de type particulier conçus par la réglementation
juridique et qu'elle introduit dans notre esprit par-dessus le
monde réel.
Au passage, il est à observer que cette superposition mentale
d'un ordre artificiel sur la réalité et son mélange avec elle
peuvent avoir, à la longue, des effets pervers en finissant par
faire apparaître comme naturels, « normaux », des régimes
juridiques odieux comme l'apartheid ou les statuts antisémites
institués par des gouvernements racistes 27
. À l'inverse,
cette confusion des genres nous pousse à assimiler, par réflexe
anthropomorphique, l'ordre du monde que nous donnent à
voir les lois théoriques construites par la science pour guider
notre entendement dans le déroulement du réel, à un ordre
institué, auquel les éléments naturels se trouveraient astreints
à « obéir », comme dans notre propre expérience juridique
: c'est une illusion qui pervertit couramment, encore
aujourd'hui, notre conception de la science et des « lois »
scientifiques.
Cette insertion d'un ordre de choses contraignant dans l'esprit
d'autrui pour diriger sa conduite n'a pas, bien sûr, d'effet
absolu, à la différence du « fiat lux » du Dieu de la Bible.
Encore faut-il qu'autrui « joue le jeu », accepte de conformer
son agir réel à l'agir qui lui est virtuellement dicté dans son
esprit par les règles qu'on a placées en lui. Irréductiblement
autoconducteur de lui-même, le dirigé conserve toujours le
dernier mot : l'autorité du dirigeant est toujours, au bout du
compte, à la merci du pouvoir du dirigé sur lui-même ; en
attestent les actes mêmes de violence physique auxquels le
dirigeant peut être amené pour motiver le dirigé à s'autoconduire
de la manière voulue. La servitude est d'essence volon26
Dans le sillage de Duguit, Georges Scelle évoque ainsi l'ordonnancement juridique
: « L'ordonnancement juridique, dans une société déterminée, pourrait
être figuré comme une sorte de film en perpétuel mouvement, éternellement
changeant, défiant tout inventaire et même toute classification, car les frontières
des phénomènes juridiques sont souvent imprécises et parfois fictives. Les personnages
du film apparaissent tour à tour revêtus des vêtements juridiques les
plus divers, indéfiniment superposés, successivement apparents, comme les figurants
d'une grande comédie sociale dont la vie se retire lorsqu'on l'immobilise,
fût-ce par la pensée » (« Le droit public et la théorie de l'État », in L. Julliot de
la Morandière, P. Esmein, H. Lévy-Bruhl et G. Scelle, Introduction à l'étude du
droit, tome 1, 1951, Rousseau, p. 55 et s.).
27 V., sur ce point, les pertinentes remarques de Danièle Lochak, « La doctrine de
Vichy ou les mésaventures du positivisme », in Centre universitaire de recherches
administratives et politiques de Picardie, Les usages sociaux du droit, 1989, PUF,
p. 252 et s.
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