Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 183

De quoi l'institution est-elle le nom ?
taire, ainsi que l'avait lumineusement relevé, il y a quatre
siècles et demi, Étienne de La Boétie.
La conclusion qui se dégage de ces quelques réflexions, c'est
que l'institution ou acte institutif est la notion clé qui éclaire
l'ensemble des relations humaines d'autorité : tous les actes
d'autorité sont, dans leur principe même, des institutions, des
actes institutifs, qui instaurent dans les esprits les états d'un
monde mental, virtuel, artificiellement créé. Ils s'articulent
tous de la même façon que les actes juridiques, c'est-à-dire
selon les deux modalités que j'ai dégagées précédemment à
propos de ces derniers : on commande, on dicte des conduites
à suivre, soit en mettant en vigueur ou hors vigueur des règles
(générales ou particulières), soit en mettant en activité (en
réveil) ou hors activité (en sommeil) des régimes préfixés par
des règles en vigueur ou en appelant de la part des autorités
compétentes les mesures nécessitées par la situation qu'on
instaure ; ce sont les deux registres - les deux manettes - complémentaires
dont est amené à user en pratique le pouvoir
de commandement. L'institution est à l'œuvre dans toutes
les relations entre des dirigeants et des dirigés, qu'elles soient
éphémères ou durables, qu'il s'agisse des commandements
des supérieurs d'entreprise ou des gradés militaires sur leurs
subordonnés, de ceux d'un père sur ses enfants ou d'un maître
sur ses élèves, ou encore des commandes d'un consommateur
à un serveur dans un bar ou des injonctions d'un malfaiteur
aux victimes qu'il détrousse. Mais l'institution s'illustre par
excellence dans la macro-expérience sociale de commandement
qu'est l'expérience juridique : si les règles juridiques sont
bien l'élément essentiel de l'être du droit, les actes institutifs
qui sont derrière elles et leur donnent force sont l'élément
primordial de cette expérience, comme de toute expérience
de direction autoritaire de conduite.
De sorte que, en définitive, dans le match par lequel les institutionnalistes
opposent Hauriou à Kelsen, c'est, d'une certaine
façon, Hauriou qui me paraît l'emporter en dépit de
l'hermétisme, de l'insuffisant approfondissement et du caractère
très impressionniste de sa pensée ; il l'emporte même,
si j'ose dire, par k.o. après les coups fatals portés à son challenger
par sa vigoureuse affirmation du « rôle secondaire de
la règle de droit dans l'ensemble du système juridique » et sa
formule phare, déjà évoquée, qui condense toutes ses intuitions
: « Ce sont les institutions qui font les règles de droit,
ce ne sont pas les règles de droit qui font les institutions » 28
.
Kelsen s'est, en effet, complètement fourvoyé en plaçant les
règles juridiques avant les actes juridiques, comme si c'étaient
elles qui donnaient vigueur à ces actes et non le contraire. En
mettant ainsi la charrue avant les bœufs, il s'est condamné à
une extravagante régression à l'infini au-delà de la première
Constitution, qui l'a amené à l'expédient tout aussi extravagant
d'une norme fondamentale fantomatique, purement
imaginaire, qu'on devrait « supposer » pour sortir de l'impasse
où enferment ses prémisses. En réalité, il convient de raisonner
exactement à l'inverse du maître autrichien. Au commencement
de toute expérience de commandement, il y a un
acte institutif ; c'est le cas pour l'expérience juridique : elle
débute par l'acte institutif - ou Constitution originaire - de
la première autorité publique. Pas plus que le bandit de grand
chemin, cette autorité publique n'a aucunement besoin d'être
habilitée par une norme antérieurement mise en vigueur pour
agir en cette qualité : elle peut s'habiliter par elle-même à
exercer sa fonction de gouvernance de peuple sous la condition
pragmatique que son autorité soit acceptée par le peuple
à gouverner (cette condition vaudrait aussi, d'ailleurs, même
si une norme antérieure l'avait habilitée).Cette Constitution
originaire jette les premières bases - les premiers états - du
monde juridique, en édictant les premières normes de l'ordre
juridique et en instituant des organes habilités à accomplir
d'autres actes institutifs. À partir de cet acte fondateur, ce
sont toujours de nouveaux actes d'autorité qui viendront
introduire de nouveaux états dans ce monde juridique en
mettant en vigueur de nouvelles normes ou en en mettant
hors vigueur, en déclenchant ou en faisant cesser l'activité de
dispositions préétablies ou à établir. L'évolution de ce monde
juridique virtuel, de son ordonnancement, se fait d'actes
institutifs en actes institutifs, et non de normes en normes
comme le conçoit Kelsen avec sa fumeuse « hiérarchie dynamique
de l'ordre juridique ». Il n'y a là rien de spécifique à
l'expérience juridique, rien de nature à poser un problème
inédit aux juristes. Armel Le Divellec emploie une formule
exacte : « Ubi jus, ibi institutiones » ; mais on doit l'élargir :
« Ubi auctoritas, ibi institutiones ».
200d2
28 M. Hauriou, Aux sources du droit, 1933, rééd. 1986, Centre de philosophie politique
et juridique de l'Université de Caen, p. 127 à 128.
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