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CHRONIQUES
Idris Fassassi
Professeur de droit public à l'université Paris-Panthéon-Assas
Chronique Amérique du Nord 2022-2023 RDP200d5
L'ESSENTIEL
Cette chronique couvre la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis et de la Cour suprême du Canada.
S'agissant de la première, elle porte sur la session judiciaire 2022, ouverte le 3 octobre 2022 et close le 1er
2023. Concernant la seconde, elle porte sur l'année 2022.
L
es deux juridictions suprêmes ont rendu un nombre
proche de décisions au fond sur les périodes envisagées
: 58 pour la Cour suprême des États-Unis, dont
12 portent plus spécifiquement sur la matière constitutionnelle
(soit 20 % du contentieux), 53 pour la Cour suprême
du Canada, dont 10 intéressent le droit public (soit 19 % du
contentieux) 1
.
Concernant la Cour suprême des États-Unis, l'année 20222023
s'inscrit dans un contexte singulier. L'exercice suit en
effet celui au cours duquel la Cour a opéré des revirements
majeurs incarnés au plus haut point par la décision Dobbs 2
,
dans laquelle la Cour juge que la Constitution fédérale ne
garantit pas le droit de recourir à l'interruption volontaire de
grossesse. La Cour renverse ainsi les précédents Roe 3
et Casey 4
en indiquant renvoyer la question de la protection éventuelle
du choix de recourir à l'avortement à la sphère politique.
Défendue par les juges de la majorité comme la mise
en exergue des principes démocratiques 5
, dénoncée par les
juges dissidents comme le produit « radical » des « nouvelles
idées des nouveaux juges » 6
tionnel » 7
, cette décision au retentissement planétaire 8
avait fait l'objet d'une fuite inédite quelques mois avant son
annonce officielle - a entrainé une vague de manifestations
devant la Cour et le domicile de certains juges.
, ou qualifiée de « suicide institu-
qui
1 Voir les données accessibles sur le site de la Cour suprême du Canada.
2 Dobbs c/ Jackson Women's Health Organization, 597 U.S. 215 (2022).
3 Roe c/ Wade, 410 U.S. 113 (1973).
4 Planned Parenthood c/ Casey, 505 U.S. 833 (1992).
5 Dobbs c/ Jackson Women's Health Organization, 597 U.S. 215 (2022), opinion de
la Cour, p. 9 : « It is time to heed the Constitution and return the issue of abortion
to the people's elected representatives. " The permissibility of abortion, and the
limitations, upon it, are to be resolved like most important questions in our democracy:
by citizens trying to persuade one another and then voting. " Casey, 505 U.
S., at 979 (Scalia, J., concurring in judgment in part and dissenting in part). That
is what the Constitution and the rule of law demand ».
6 Dobbs c/ Jackson Women's Health Organization, 597 U.S. 215 (2022), opinion
dissidente, p. 33 : « It makes radical change too easy and too fast, based on nothing
more than the new views of new judges. The majority has overruled Roe and
Casey for one and only one reason: because it has always despised them, and now
it has the votes to discard them. The majority thereby substitutes a rule by judges
for the rule of law ».
7 N. Feldman, « Ending Roe Is Institutional Suicide for Supreme Court », Bloomberg,
24 juin 2022.
8 Voir l'exposé des motifs de la proposition de loi constitutionnelle n° 293 visant à
protéger et à garantir le droit fondamental à l'interruption volontaire de grossesse
et à la contraception du 7 octobre 2022.
9 Kennedy c/ Bremerton School District, 597 U.S. (2022).
10 New York State Rifle & Pistol Association, Inc. c/ Bruen, 597 U.S. 1 (2022).
11 La Cour suprême est composée du président John Roberts, nommé en 2005 par
George W. Bush, et des juges Thomas, nommé en 1991 par George H. W. Bush,
Samuel Alito, nommé par George W. Bush et entré en fonctions en 2006, Sonia
Sotomayor, nommée en 2009 par Barack Obama, Elena Kagan, nommée en
2010 par Barack Obama, Neil Gorsuch, nommé en 2017 par Donald Trump,
Brett Kavanaugh, nommé en 2018 par Donald Trump, Amy Coney Barrett,
nommée en 2020 par Donald Trump et Ketanji Brown Jackson, nommée en
2022 par Joseph Biden. Selon une présentation schématique, la Cour est divisée
entre les six membres de l'aile conservatrice (les juges Thomas, Alito, Gorsuch,
Kavanaugh, Barrett et le président Roberts) et les trois membres de l'aile progressistes
(liberal) composée des juges Sotomayor, Kagan et Jackson. Si ce clivage
apparaît notamment dans les affaires les plus sensibles, précisons que cette présentation
est réductrice. Elle n'épuise pas la diversité des courants parcourant la
Cour. Elle écrase en outre les nuances et ne permet pas de mesurer les différences
profondes qui existent, par exemple, entre le conservatisme de Clarence Thomas
et celui de John Roberts. Elle envisage le conservatisme et le courant progressiste
comme des blocs monolithes alors qu'ils sont eux-mêmes hétérogènes. Enfin, la
classification ne permet pas de rendre totalement compte du profil idéologique
d'un juge. Un juge généralement dit conservateur peut en effet être progressiste
dans certaines matières. Le cas de l'ancien juge Anthony Kennedy est à ce titre
révélateur.
12 Voir notamment le nouveau test imposé par la Cour dans Bruen, au terme duquel
une mesure réglementant le droit de détenir et porter des armes à feu n'est constitutionnelle
que si elle s'inscrit dans la tradition historique de la réglementation
des armes à feu, la Cour imposant ainsi la recherche d'un équivalent historique
à la réglementation en cause. Sur ces évolutions de l'originalisme et, plus généralement,
au sein du mouvement conservateur, v. I. Fassassi, « L'originalisme
dépassé ? Tensions et transitions au sein du conservatisme juridique aux ÉtatsUnis
», in J. Arlettaz (dir.), Statu quo ? Constitution et conservatisme, à paraître,
IFJD - Institut Louis Joinet.
octobre
Outre Dobbs, d'autres décisions rendues en 2022 comme
Kennedy 9
, concernant la place de la religion, ou Bruen 10
, étendant
le droit individuel de détenir et porter des armes à feu,
traduisent le projet de reconfiguration à marche forcée du
cadre constitutionnel de la part de la majorité conservatrice,
cimentée par les nominations récentes opérées par Donald
Trump 11
. Ces décisions, caractérisées au fond par des revirements
historiques et, sur la méthode, par une approche historique
revisitée, révèlent également des lignes de faille au sein
du bloc conservateur, certains juges apparaissant plus pressés
que d'autres 12
.
C'est dans ce contexte chargé que la Cour a rendu ses décisions
au cours de la période envisagée qui traduisent, à certains
égards, une poursuite de l'agenda offensif du mouvement
conservateur, à travers une défense exacerbée de la
liberté d'expression, appréhendée comme un bouclier face
aux lois interdisant la discrimination (I), et un revirement
majeur concernant les mesures de discrimination positive
dans l'enseignement supérieur (II). On notera également des
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