Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 217

Colloque
la République d'une manière pacifiée, et voilà que s'impose le
retour des conflits.
Cette multiplication des buts révèle une première insuffisance
du mot « intérêt », auquel le juriste greffe une extension
pour l'amplifier : ce concept fondateur manque curieusement
d'autonomie, il faut systématiquement lui accoler une épithète
pour qu'il ait un sens. L'intérêt doit être général, local,
spécial... L'intérêt joue comme une sorte de prédicat, c'està-dire
de mot obligatoire à partir duquel s'organise le reste
de l'énoncé. Mais le mot seul est défectueux car il n'a pas de
qualité propre, et les errances du concept d'intérêt sont liées
aux multiples attributs qui le complètent et qui lui servent
d'ancrage.
Il reste que le malaise autour de la notion d'intérêt est plus
profond que ces problèmes d'insuffisance à produire de la
signification. C'est plus essentiellement la fonction informative
et explicative du processus de décision que la notion
d'intérêt n'arrive plus à remplir. Expliquer, c'est fournir des
schémas, c'est donner des grilles d'analyses et transformer
un fatras de faits en quelque chose d'intelligible. Le concept
d'intérêt ne semble plus pouvoir servir de base, de support
primitif à partir duquel les administrativistes construisent des
propositions et usent ordinairement du mot « intérêt » pour
distinguer, classifier et/ou protéger. J'émettrai donc la double
hypothèse que l'intérêt ne parvient pas ou ne parvient plus à
expliquer le processus rationnel de décision administrative, et
qu'il occulte une part irrationnelle latente dans le processus de
décision administrative.
I. L'intérêt, un concept défectueux
pour expliquer le processus rationnel
de décision
Il est banal d'indiquer que l'intérêt apparaît comme un
concept flou et polysémique. Cela fait longtemps que l'on
constate que cette notion fondamentale ne « se définit pas » 6
.
Trois critiques sont aujourd'hui possibles. Trop abstrait, le
concept ne dit pas grand-chose sur le processus de décision
à l'ère de la complexité. Défectueux, il nécessite bien souvent
des notions complémentaires. Réducteur dans sa version utilitariste,
il conduit à ce que l'action publique soit un choix
univoque.
Longtemps l'abstraction de la notion d'intérêt n'a pas posé
pas de problèmes. Notion fonctionnelle, il était primordial
qu'elle évolue en fonction des contextes de temps et d'espace.
L'intérêt de la destruction des vipères dans la périphérie de la
ville de Montpellier ne peut se comprendre qu'au regard de
l'histoire et de la peur que provoquait cet animal aujourd'hui
. L'abstraction de l'intérêt apparaît comme un procédé
inévitable permettant la souplesse et l'adaptation de
l'action publique. Hauriou expliquait qu'il existe au fondement
de toute institution, des Idées avec une majuscule, d'une
perfection absolue, semblable à celle d'un diamant. Et même
si on n'adhère pas à la théorie de l'institution, on reconnaît
toutefois que le droit administratif a reposé sur l'idée qu'il y a,
pour compenser la brutalité de son action unilatérale, une
fin supérieure, un objet non sensible, qui se démarque de la
cohue d'évènements concrets.
Il s'est toutefois produit une transformation silencieuse. Les
acteurs administratifs perdent pied, alors qu'ils sont confrontés
quotidiennement à la complexité des situations. Dans
cette nouvelle configuration, la notion d'intérêt et plus particulièrement
celle d'intérêt général, devient inapte à donner du
sens, car pour abstraire, il faut isoler, effacer les détails, retenir
dans une décision, une ligne, un but. Or, le propre de notre
système juridique et plus largement de notre État, est que tout
est complexe, interféré. Il faut concilier, articuler, en même
temps répondre à plusieurs injonctions. Nous ne sommes plus
capables de modéliser l'intérêt alors que les décideurs publics
doivent tenir compte de plus en plus de données techniques
et scientifiques concrètes. L'intérêt ne permet plus de décrire,
comprendre, légitimer la décision publique.
La deuxième critique résulte de l'inaptitude du mot intérêt
à décrire la chose administrative. Le concept d'intérêt est
inapproprié car il masque les véritables ressorts de la décision
publique. Bien souvent, l'intérêt général désigne les besoins
collectifs d'une population. Cette notion de besoin qui est
devenue centrale en matière de marché public, est aussi omniprésente
lorsqu'on examine les décisions rendues « au nom de
l'intérêt local » ou de « l'intérêt général ». C'est aujourd'hui
une notion beaucoup plus opératoire et concrète pour analyser
la finalité de l'action locale qui répond à une exigence des
populations 8
protégé 7
.
Cette étrange disproportion entre l'unité du mot « intérêt » et
son utilité à traduire des réalités juridiques se constate aussi
dans le domaine de l'environnement. On peut se demander
ce que la notion d'intérêt permet de discerner juridiquement
dans le processus de décision. La protection de la nature
nécessite la mise en place de droits et si l'intérêt de l'environnement
n'est pas protégé, « c'est en droit le néant » 9
. L'apport
de la notion d'intérêt environnemental se révèle au mieux
superflu, au pire réducteur. L'intérêt conduit à un élagage,
un appauvrissement du droit de l'environnement. Il substitue
à des droits, un artifice. Jean Carbonnier avait déjà souligné
7 V. bien sûr l'arrêt du 6 février 1903, Terrier c/ Département de Soane et Loire, et
la note de Maurice Hauriou, S. 1903.3.25.
8 Sur cette notion trop peu étudiée, voir l'étude d'Élisabeth Mella, « Le droit et les
besoins, éléments de recherches des besoins de la personne publique en droit public
des affaires », in Revue de droit prospectif, 2023, p. 383-409.
6 Le constat a été clairement établi dès 1958 par Gérard Cornu et Jean Foyer, dans
leur manuel, Procédure civile, PUF, p. 296. Presque soixante plus tard, Didier
Truchet fait le même bilan in « La notion d'intérêt général, le point de vue d'un
professeur de droit », Légicom 2017, p. 5-11.
9 Nous empruntons cette citation du civiliste belge, Henri de Page (Traité élémentaire
de droit civil, t. 3, 1939, p. 894), qui est mis en exergue à l'ouvrage de François
Ost, Droit et intérêt, entre droit et non droit : l'intérêt, 1990, Éditions des Facultés
universitaires de Saint-Louis, p. 9.
Re vue du dr oit public * Mar s 2024
217

Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024

Table des matières de la publication Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024