Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 25

Conseiller l'État
Il est donc rejeté moins six voix ! » 40
Comme dans beaucoup
d'assemblées délibérantes, le vote occupe en assemblée générale
une place importante ; il transforme les opinions individuelles
d'une cinquantaine de conseillers 41
en volonté collective
du Conseil d'État. Le vote s'opère à main levée. Le plus
souvent, il n'intervient qu'en cas d'objection sur un texte ou
après que la discussion a révélé une controverse sur un dispositif
ou sur un énoncé. Le président de séance invite alors
ses collègues à se départager : « Je pense que vous allez devoir
vous compter. » 42
débat. Je vais vous demander de voter. » 43
; « Messieurs, vous avez tous les éléments du
; « Alors, messieurs
je crois que maintenant il faut statuer. La discussion est close
(...) » 44
. Les résultats du vote révèlent parfois de véritables
clivages au sein du Conseil d'État - notamment, et souvent,
sur l'interprétation du nouveau système des articles 34 et 37
de la Constitution ou sur les dispositifs offensifs de rationalisation
des prérogatives des assemblées parlementaires 45
. Sans
être à proprement parler politisés (gauche/droite), ces clivages
reflètent néanmoins des représentations différentes des
arguments d'intérêt général (policy arguments 46
) qui peuvent
entourer l'élaboration d'un texte. Ils demeurent des conflits
de valeurs.
Délibérer, c'est aussi parler. L'oralité est centrale dans l'élaboration
des avis. Le Conseil d'État se présente ici comme une
assemblée de l'éloquence 47
thèse, réfutant l'antithèse, s'essayant à la synthèse, pratiquant
les interrogations oratoires, interpellant ses contradicteurs :
« Eh bien ! messieurs (...) », « Je reconnais le mérite de l'objection
de M. le président Brasart », « En résulte-t-il que le
vœu de la Constitution soit méconnu (...) ? Encore une fois,
cette thèse est parfaitement admissible. Si je ne l'adopte pas,
c'est pour une double raison. (...) », « J'entends bien qu'on
pourrait dire que (...) », « Est-ce une solution souhaitable ? »,
« Ici se présente une objection (...) », « En sens contraire, on
peut se rattacher à l'idée que (...) » 50
, etc. Souvent ce type
d'intervention emporte la conviction. Mais l'oralité génère
inévitablement du « brouhaha » 51
; il est fréquent aussi qu'elle
échauffe les esprits. Parfois le ton monte en assemblée générale
; ainsi, le président Josse répondant à Jean Foyer : « Est-ce
que vous me prenez pour un enfant ? » 52
Les points d'exclamation
dans les comptes rendus des séances laissent imaginer
la vivacité des échanges : M. le rapporteur : « Si vous aviez
écouté mon rapport, je l'ai dit ! » 53
; M. Delvolvé : « M. le
président, c'est indécent. Cette discussion est indécente ;
c'est le seul terme que je trouve ! » 54
tournent au dialogue de sourds 55
. Parfois, les échanges
... Quant au conseiller
Pierre Laroque, on raconte « [qu']il parlait très fort, de façon
très virulente. Plus il parlait fort, moins il était sûr de lui ; il
voulait toujours voir l'effet produit. » 56
. La parole y est libre et les débats non
. Les conseillers pratiquent,
limités dans le temps - même si René Cassin invite parfois ses
collègues à écourter leurs propos 48
en assemblée générale, l'art de la rhétorique. L'enjeu est de
convaincre et de se laisser convaincre. Le président Roger
Latournerie excelle dans cet exercice, sans doute par « esprit
de système » 49
. Ses interventions sont souvent fort longues ;
elles s'apparentent à de véritables discours, démontrant une
40 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 28 novembre 1958, Projet d'ordonnance
portant loi organique relative aux lois de finances, n° 275879 (Archives
constitutionnelles..., op. cit., vol. 2, p. 597-599).
41 Outre le vice-président et les présidents de section, seuls les conseillers d'État, en
service ordinaire (42 à cette époque) ou extraordinaire (12), ont voix délibérative
en assemblée générale. En moyenne, seule une trentaine siège régulièrement.
42 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 23 octobre 1958, Projet d'ordonnance
portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, n° 275531 (Archives
constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 483).
43 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 29 octobre 1958, Projet d'ordonnance
portant loi organique sur le Conseil supérieur de la magistrature, n° 275575
(Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 2, p. 540).
44 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 13 novembre 1958, Projet d'ordonnance
relative au prix des baux à ferme, n° 275725 (Archives nationales, cote
n° 19990026/27, dossier n° 145, p. 20).
45 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 29 octobre 1958, Projet d'ordonnance
relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, n° 275579
(Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 666, et p. 667).
46 D. Baranger, La Constitution : sources, interprétations, raisonnements, 2022, Paris,
Dalloz, p. 376 et s.
47 On emprunte le terme à N. Roussellier, Le Parlement de l'éloquence, 1997, Paris,
Presses de Sciences Po.
48 M. le président : « Je vous demande d'écourter vos explications. Si nous continuons
sur ce rythme, nous en avons pour jusqu'à des heures impossibles. Il faut
nous limiter. Monsieur Latournerie ?... Un mot seulement ! ». (Procès-verbal d'assemblée
générale, séance du 28 novembre 1958, Projet d'ordonnance portant loi
organique relative aux lois de finances, n° 275879 (Archives constitutionnelles...,
op. cit., vol. 2, p. 587).
49 F. Melleray, « Roger Latournerie, un " faiseur de systèmes " au Palais-Royal », in
Le service public. Mélanges en l'honneur de Marceau Long, 2016, Paris, Dalloz,
p. 365-376.
50 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 10 novembre 1958, Projet d'ordonnance
portant loi organique sur la Haute Cour de Justice, n° 275702 (Archives
constitutionnelles..., op. cit., vol. 2, respectivement p. 499, p. 498, p. 483, p. 485).
51 Par ex., procès-verbal d'assemblée générale, séance du 9 octobre 1958, Projet
d'ordonnance relative à l'élection des députés à l'Assemblée nationale, n° 275463
(Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 86, p. 89) ; Procès-verbal d'assemblée
générale, séance du 27 novembre 1958, Projet d'ordonnance portant loi
organique relative au statut de la magistrature, n° 275766 (Archives constitutionnelles...,
op. cit., vol. 2, p. 186).
52 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 29 octobre 1958, Projet d'ordonnance
portant loi organique sur la Cour arbitrale de la Communauté, n° 275574
(Archives nationales, cote n° 19990026/27, dossier n° 129, p. B-29).
53 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 9 octobre 1958, Projet d'ordonnance
relative à l'élection des députés à l'Assemblée nationale, n° 275463 (Archives
constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 80).
54 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 23 octobre 1958, Projet d'ordonnance
portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, n° 275531 (Archives
constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 475).
55 À propos du fonctionnement de la Haute Cour de Justice : M. Delvolvé : « [Si]
il se présente au cours de l'instruction un second fait distinct (...) il faudra une
nouvelle instruction d'accusation. » M. Deschamps : « Mais non ! » M. Delvolvé :
« Mais si ! Pour un fait complètement distinct, il faut une nouvelle accusation. »
M. Deschamps : « Mais non ! » M. Delvolvé : « Mais si, certainement ! » Procèsverbal
d'assemblée générale, séance du 10 novembre 1958, Projet d'ordonnance
portant loi organique sur la Haute Cour de Justice, n° 275702 (Archives constitutionnelles...,
op. cit., vol. 2, p. 492).
56 Témoignage d'Alain Plantey, à l'époque commissaire du gouvernement
(A. Plantey, « Témoignage », in Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 5, p. 182).
Quoi qu'il en soit, il
apparaît qu'au Conseil d'État un bon conseil est d'abord un
conseil bien délibéré. À l'épreuve de la discussion, les avis et les
textes gagnent en qualité.
B. Les qualités de l'écriture
Au Conseil d'État, l'activité d'écriture s'apparente à un travail
de perfectionnement juridique des textes. Il s'opère au sein
des formations consultatives une espèce de « transsubstantiation
des textes juridiquement faibles en textes juridiqueRe
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