Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 30

Dossier
ture des trois ordonnances portant lois organiques relatives
aux institutions de la Communauté. L'idée était celle d'un
Commonwealth à la française permettant de réunir dans une
« Maison commune » la République française et ceux de ses
anciens territoires d'outre-mer (essentiellement les anciennes
colonies africaines) qui n'auraient pas choisi la voie de l'indépendance.
Le titre XII de la Constitution de 1958 dotait
la Communauté de compétences et d'organes propres : un
Conseil exécutif, un Sénat, une Cour arbitrale. Le problème
est, qu'à l'été/automne 1958, il n'est ni politiquement envisageable
ni souhaitable de trancher entre la forme fédérale
ou confédérale de la Communauté ; les pays africains euxmêmes
ne s'entendent pas sur la thèse à adopter 117
. Alors il
faut laisser ouvertes toutes les options. Dans le sillage de la
Constitution - restée silencieuse sur le sujet -, le Conseil
d'État a conscience qu'il faut rédiger des lois organiques à
la texture particulièrement ouverte. L'enjeu est ici, avertit le
conseiller André Deschamps, de chercher « à éviter tout ce qui
pourrait limiter ou empêcher les évolutions nécessaires » 118
.
L'assemblée générale s'attache donc délibérément à trouver les
termes les plus « vagues », les plus « lâches », les plus « ambivalents
» 119
, les mieux à même de favoriser la « plasticité des
institutions » 120. Nombre de questions sont ainsi laissées dans
l'équivoque, comme les règles de convocation du Conseil exécutif,
son rôle exact (instance de délibération ou instance de
décision ?), la valeur des actes du Sénat de la Communauté 121
,
etc. Le flou et le silence sont érigés en méthode d'écriture : « il
est prudent de n'en pas parler » 122
dans la voie de l'ambiguïté, restons-y ! » 123
; « nous sommes engagés
. « Un bon texte
au sens classique de ce mot, admet d'ailleurs le commissaire
du gouvernement Raymond Janot, ferait certainement un
texte politiquement détestable » 124
non seulement commandée par l'impossibilité de trancher
les questions dès 1958, mais elle est aussi, et surtout, une
manière de « faire surgir [du] droit non écrit » 125
et d'asso117
Sur cette question, v. J. Foyer, Sur les chemins du droit avec le Général. Mémoires
de ma vie politique : 1944-1988, 2006, Paris, Fayard, p. 80-84.
118 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 29 octobre 1958, Projet d'ordonnance
portant loi organique de la Communauté sur le Conseil exécutif de la
Communauté, n° 275578 (Archives nationales, cote n° 19990026/27, dossier
n° 126, p. A-26).
119 V. les propos de Roger Latournerie : « S'il y a un terme qui exprime mieux,
non pas la duplicité au sens bas du terme, non pas l'ambiguïté au sens péjoratif,
mais l'ambivalence, je suis tout prêt à la substituer à celui-ci. » Procès-verbal
d'assemblée générale, séance du 29 octobre 1958, Projet d'ordonnance portant
loi organique de la Communauté sur le Conseil exécutif de la Communauté,
n° 275578 (Archives nationales, cote n° 19990026/27, dossier n° 126, p. A-36).
V. aussi les termes du rapport de Daniel Pépy, p. A-1 à A-17.
120 Ibid., p. A-27.
121 L'assemblée générale retient à dessein le terme « délibérations » dont la signification
est parfaitement ambiguë. Procès-verbal d'assemblée générale, séance du
29 octobre 1958, Projet d'ordonnance portant loi organique sur le Sénat de la
Communauté, n° 275577 (Archives nationales, cote n° 1990026/27, dossier
n° 128, p. 37-42).
122 Ibid., p. 35.
123 Ibid., p. 41.
124 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 29 octobre 1958, Projet d'ordonnance
portant loi organique de la Communauté sur le Conseil exécutif de la
Communauté, n° 275578 (Archives nationales, cote n° 19990026/27, dossier
n° 126, p. A-33).
125 Propos du conseiller Pierre Voizard. Procès-verbal d'assemblée générale,
séance du 29 octobre 1958, Projet d'ordonnance portant loi organique de la
. L'équivoque des textes est
cier les acteurs politiques futurs - et particulièrement les pays
d'Afrique -, par leurs pratiques et leurs interprétations des
institutions, à la construction de la Communauté. Il y a là
une manifestation éloquente du processus de concrétisation
de la Constitution, dont la création ne s'arrête pas à l'adoption
du texte 126
. Cet épisode est aussi la preuve qu'il n'y a
pas au Conseil d'État - même dans l'activité d'écriture - de
fétichisme pour le texte.
L'activité consultative au Conseil d'État - lorsqu'il s'agit de
participer à la confection des ordonnances de mise en place
des institutions de la Ve
République - est donc d'abord une
activité d'écriture ; elle vise au perfectionnement juridique
des textes. Mais conseiller l'État, c'est aussi autre chose. La
fonction n'est pas réductible à une tâche de légistique ou de
prévention des contentieux. En cet automne 1958, et sur cette
matière particulière, les formations consultatives façonnent
aussi le nouveau droit constitutionnel de la Ve
République.
II. Façonner la Constitution
Dans ses formations consultatives, le Conseil d'État se prononce
aussi sur le contenu des textes soumis à son examen ;
ses avis prennent position sur le fond du droit. Les considérations
d'opportunité occupent une large part dans cette activité
de conseil - et celles-ci ne se limitent pas à l'idée un peu
réductrice « d'opportunité administrative » 127
. Au contraire, le
Conseil d'État est sensible à certaines considérations d'ordre
et de justice - à des policy arguments 128
- dans l'écriture des
textes. L'activité consultative, elle aussi, recèle une dimension
prétorienne. À travers l'élaboration des ordonnances
organiques, le Conseil d'État participe donc en substance à
l'œuvre constitutionnelle. Il propose à cette occasion les premières
interprétations et concrétisations de la Ve
République.
Il le fait au nom de certaines représentations de l'efficacité (A)
et de la limitation du pouvoir (B) - deux arguments constitutionnels
- qui rappellent avec force combien le Conseil d'État
fait corps avec l'État et cherche à le légitimer par le droit.
A. Une certaine idée de l'État : l'efficacité du
pouvoir
« Il faut essayer, c'est le rôle du Conseil d'État, de sauver la
vie de l'État et la vie pratique de l'État » 129
. Ces mots de René
Communauté sur le Conseil exécutif de la Communauté, n° 275578 (Archives
nationales, cote n° 19990026/27, dossier n° 126, p. A-34). Il ajoute : « Nous
sommes en pleine création, avec des partenaires qui ont l'ambition de participer
à cette création ».
126 D. Baranger, La Constitution : sources, interprétations, raisonnements, 2022, Paris,
Dalloz, p. 95 et s.
127 Elle se résumerait à trois questions un peu anodines : « Tel texte n'est-il pas
trop compliqué ? Telle disposition n'est-elle pas trop hétérodoxe ? Tel article
ne sera-t-il pas d'une application trop difficile ? » (R. Denoix de Saint Marc,
« Le Conseil d'État, acteur déterminant de l'élaboration des lois et règlements »,
JCP G 2006, doctr. 118).
128 D. Baranger, La Constitution : sources, interprétations, raisonnements, 2022, Paris,
Dalloz, p. 376 et s.
129 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 23 octobre 1958, Projet d'ordonnance
relative à la fixation du prix d'objectif de la betterave et au recouvrement
de la cotisation de résorption perçue sur le sucre, n° 275533 (Archives nationales,
cote n° 19990026/27, dossier n° 125, p. 21).
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