Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 34

Dossier
l'automne dans l'écriture des ordonnances de mise en place
des institutions. Elles se traduisent par une certaine représentation
des droits de l'individu (1) et de l'équilibre des pouvoirs
(2).
1. Une certaine représentation des droits
Les formations consultatives sont, autant que la section du
contentieux, sensibles à la fondamentalité des droits de l'individu.
Aux yeux des membres du Conseil d'État, la valeur du
préambule de 1958 ne fait aucun doute ; ils l'avaient déjà
affirmé lors de l'examen du projet de Constitution 165
. Cette
position est confirmée explicitement à l'automne. La commission
permanente du Conseil d'État indique par exemple,
dans une note au gouvernement, qu'elle « a recherché si le
texte qui lui était soumis était compatible avec l'avant-dernier
aliéna du préambule de la Constitution de 1946, rappelé
en tête de celle de 1958, et qui " garantit à tous l'égal accès
aux fonctions publiques " » 166
. Il s'agissait en l'espèce d'une
ordonnance accordant des discriminations positives aux
musulmans d'Algérie pour favoriser leur accès aux emplois
d'État. L'atteinte portée au principe d'égalité est acceptée au
nom d'une option politique mais la commission permanente
prend soin de modifier l'article premier du projet pour en
« souligner le caractère exceptionnel » 167
. Elle sera suivie par le
gouvernement. Plus largement, les formations consultatives
du Conseil d'État, comme la section du contentieux dans les
années 1950, n'hésitent pas à adopter une conception élargie
des sources du droit ; le droit non écrit occupe une large place
dans leur raisonnement. Il n'est pas rare qu'on se réfère en
assemblée générale aux « principes généraux du droit » 168
la « coutume constitutionnelle » 169
, à la « tradition » 170
« gouvernent la République française moderne » 171
- qui
- au bénéfice
de telle ou telle interprétation. Le hors-texte occupe donc
paradoxalement une large part dans l'écriture des textes.
Le Conseil d'État, en vérité, n'abandonne pas, y compris
lorsqu'il conseille le gouvernement, son rôle de « gardien des
principes de 1789 » 172
- la loi constitutionnelle du 3 juin
165 Documents pour servir..., op. cit., vol. 3, p. 40-42 et p. 288-292. V. par ex., les
propos du président Roger Latournerie : « Je crois qu'il faut attacher aux dispositions
du Préambule une valeur tout à fait particulière » (p. 41).
166 Note de la commission permanente du Conseil d'État du 24 octobre 1958 sur
le projet d'ordonnance édictant des mesures destinées à favoriser l'accès des
Français musulmans d'Algérie aux emplois publics de l'État, D. n° 169/CP
(Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 328).
167 Ibid.
168 Propos de Roger Latournerie. Procès-verbal d'assemblée générale, séance du
23 octobre 1958, Projet d'ordonnance relative à l'élection du président de la
République (Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 375).
169 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 9 octobre 1958, Projet d'ordonnance
relative à l'élection des députés des départements d'Algérie à l'Assemblée
nationale, n° 275464 (Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 133).
170 Note de l'assemblée générale du Conseil d'État du 10 novembre 1958 sur le projet
d'ordonnance portant loi organique sur la Haute Cour de Justice, n° 275702
(Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 2, p. 511) ; Procès-verbal d'assemblée
générale, séance du 29 octobre 1958, Projet d'ordonnance relative au fonctionnement
des assemblées parlementaires, n° 275579 (Archives constitutionnelles...,
op. cit., vol. 1, p. 659).
171 Propos de René Cassin, précités en épigraphe, (Documents pour servir..., op.
cit., vol. 3, p. 285).
172 R. Cassin, « Le Conseil d'État, gardien des principes de la Révolution », Revue
internationale d'histoire politique et constitutionnelle 1951, p. 54-61.
1958 l'invitait d'ailleurs implicitement à y veiller. Dans l'écriture
des ordonnances de mise en place des institutions, il est
notamment très attentif au respect du principe d'égalité sous
toutes ses formes. Il s'agit sans doute du principe pour lequel
les scrupules de constitutionnalité sont les plus forts, même
devant une option politique. Au nom de l'égalité devant le
suffrage, l'assemblée générale s'émeut par exemple des « anomalies
» 173
dans le découpage des circonscriptions pour les
élections législatives. Les discussions sont vives en séance. Le
Conseil d'État refuse de valider le tableau des circonscriptions
et l'indique dans une note remise au gouvernement 174
même, « l'égalité politique des citoyens » 175
. De
motive le rejet
d'une disposition d'un projet d'ordonnance empêchant le
député-suppléant de se présenter, aux prochaines élections,
contre le titulaire du siège. La question relevait pourtant
d'une option politique et, comme souvent en la matière, le
gouvernement ne suivra pas. En Algérie, les inégalités devant
le suffrage sont en revanche tolérées au nom des circonstances
exceptionnelles.
Le Conseil d'État consacre également une importance considérable
aux questions d'indépendance de la justice et aux
garanties juridictionnelles - ou, pour le dire avec les mots
d'aujourd'hui, « au procès équitable ».
Il
est
vrai qu'en
automne 1958, beaucoup de juridictions sont à (re)créer
et organiser : le Conseil constitutionnel (perçu comme une
institution « juridico-politique » 176
, à
), la Cour arbitrale de la
Communauté, la Haute Cour de Justice et, à sa manière, le
Conseil supérieur de la magistrature. Dans ces quatre situations,
l'assemblée générale est très attentive aux considérations
d'indépendance et d'équité procédurale (même si, on
l'a vu, pour le Conseil constitutionnel cette exigence se heurte
à celle d'attractivité des fonctions ; elle n'en reste pas moins
une préoccupation structurante de la réflexion du Conseil
d'État sur la composition de l'institution 177
). Ainsi, le Conseil
d'État admet, dans l'ordonnance portant loi organique sur
la Cour arbitrale de la Communauté, qu'il soit précisé que
les juges devront être « indépendants » - pléonasme nécessaire
à ses yeux « car la notion de juge que nous avons chez
nous n'est peut-être pas la même concernant les États sousdéveloppés
» 178
. Il intègre aussi à l'ordonnance un disposi173
Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 9 octobre 1958, Projet d'ordonnance
relative à l'élection des députés à l'Assemblée nationale, n° 275463
(Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 91 et s.).
174 Note de l'assemblée générale du Conseil d'État du 9 octobre 1958 sur le projet
d'ordonnance relative à l'élection des députés à l'Assemblée nationale, n° 275463
(Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 98).
175 Note de l'assemblée générale du Conseil d'État du 29 octobre 1958 sur le projet
d'ordonnance portant loi organique pour l'application de l'article 23 de la
Constitution, n° 275580 (Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 628).
176 Propos de Roger Latournerie. Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 23
octobre 1958, Projet d'ordonnance portant loi organique sur le Conseil constitutionnel,
n° 275531 (Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 500).
177 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 23 octobre 1958, Projet d'ordonnance
portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, n° 275531 (Archives
constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 465 et s).
178 Propos de Pierre Chasserat. Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 29
octobre 1958, Projet d'ordonnance portant loi organique sur la Cour arbitrale de
la Communauté, n° 275574 (Archives nationales, cote n° 19990026/27, dossier
n° 129, p. 48 (2)).
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