Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 36

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générale propose ainsi la modification d'un projet d'ordonnance
organique dont la contexture « pourrait encourager
le gouvernement à ne jamais faire jouer ladite procédure, ce
qui serait contraire au régime parlementaire institué par la
Constitution » 188
. De manière larvée, ces avis annoncent déjà
le conflit d'interprétation qui opposera, en 1962, le général
de Gaulle au Conseil d'État sur la lecture présidentialiste de la
Constitution 189
. D'autant plus que l'équilibre des institutions
suppose aussi de ne pas trop affaiblir les chambres. Il s'agit là
d'une question parmi les plus épineuses de la période constituante.
En août 1958 déjà, l'assemblée générale avait rejeté le
système des articles 34 et 37 du projet de Constitution 190
; il
lui était paru insupportable d'enserrer la loi dans un domaine
limité. À l'automne, les plus importants clivages internes au
Conseil d'État ont trait de nouveau à la place du Parlement
dans les nouvelles institutions. Beaucoup de conseillers - certains
d'entre eux, à l'instar de Pierre Laroque, n'ont pas voté
« oui » à la Constitution de la Ve
République 191
- s'émeuvent
et s'inquiètent des dispositifs de rationalisation du parlementarisme
; Charles Brasart, président de la section des finances,
l'une des six personnalités les plus importantes du Conseil
d'État à cette époque, avertit : « D'une manière générale,
je voudrais mettre en garde, l'assemblée contre ce vent qui
souffle actuellement. La mode est " haro sur le législateur "
eh bien ! je vous donne rendez-vous dans six mois pour voir
jusqu'à quand durera cette chasse à courre » 192
. Rares sont
les séances d'assemblée générale sans remous à cet égard. « À
force de mettre le couvercle sur la marmite du Parlement,
vous finirez par tout faire exploser ! » 193
- ce type de formules
(ici, du conseiller Charles Blondel) ponctuent le travail
d'écriture des ordonnances organiques et l'interprétation des
nouveaux dispositifs constitutionnels. Souvent, le gouvernement
répond avec la même véhémence ; les chasses sont bien
gardées 194
mières interprétations de l'article 34 de la Constitution 195
.
Ces épisodes révèlent que l'activité de conseil n'est pas toujours
feutrée et consensuelle ; il y a de vraies oppositions
internes au Conseil d'État et à l'endroit du gouvernement.
Derrière, il faut y voir un souci de l'acceptabilité du pouvoir.
Conseiller l'État, c'est aussi avoir le sens de la prudence. Car
tout le monde sait, à cette époque, dans les hautes sphères du
pouvoir, de quelles critiques fait l'objet la Constitution de
1958 - le ministère de l'Intérieur a même produit une note
à ce sujet 196
. Atténuer la rigueur du parlementarisme rationalisé
revient donc, pour le Conseil d'État, à se soucier de la
légitimité des institutions nouvelles, à faire en sorte qu'elles
tiennent dans la durée, à ce qu'elles ne heurtent pas de front
les représentations les plus traditionnelles de la culture républicaine
française. « À trop vouloir priver le Parlement (...),
résume ainsi le conseiller Guy Périer de Féral, il y a des quantités
de choses qu'on a faites dans cette Constitution qui ne
tiendront pas » 197
.
b. L'autodéfense du Conseil d'État
Il faut insister enfin sur l'une des préoccupations les plus
symptomatiques de l'activité consultative du Conseil d'État :
la haute conception qu'il se fait de son propre rôle dans l'exercice
de l'État. Le Conseil d'État se perçoit en effet comme
un élément de l'équilibre et de l'acceptabilité des pouvoirs ;
il se considère toujours au XXe
d'une juste administration » 198
siècle comme « l'instrument
. Derrière le récit officiel et les
. L'assemblée générale du Conseil d'État ne concède
généralement aux options les plus attentatoires au Parlement
qu'au prix de longues et houleuses délibérations ; les tensions
sont par exemple palpables et très significatives lors des pre188
Note de l'assemblée générale du Conseil d'État du 29 octobre 1958 sur le projet
d'ordonnance portant loi organique pour l'application de l'article 23 de la
Constitution, n° 275580 (Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 628).
189 V. par ex., V.-U. Sultra, « Le Conseil d'État et l'avis sur le référendum du
28 octobre 1962 », RFDA 2022, p. 973 et s.
190 Documents pour servir..., op. cit., vol. 3, p. 407 et s. (v. É. Quinart, L'émancipation
du pouvoir réglementaire (1914-1958), 2021, Paris, Dalloz, p. 628 et s.).
191 P. Laroque, Au service de l'homme et du droit : souvenirs et réflexions, 1993, Paris,
Association pour l'étude de l'histoire de la sécurité sociale, p. 275.
192 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 23 octobre 1958, Projet d'ordonnance
relative à la fixation du prix d'objectif de la betterave et au recouvrement
de la cotisation de résorption perçue sur le sucre, n° 275533 (Archives nationales,
cote n° 19990026/27, dossier n° 125, p. 21).
193 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 29 octobre 1958, Projet d'ordonnance
relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, n° 275579
(Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 665).
194 Par ex., R. Janot : « Une telle adjonction est absolument contraire à l'esprit de
la Constitution. (...) D'accord, cela peut être un exercice intéressant de vider
la Constitution de ce qu'elle veut dire ! (...) ». Procès-verbal d'assemblée générale,
séance du 23 octobre 1958, Projet d'ordonnance portant loi organique
autorisant exceptionnellement les parlementaires à déléguer leur droit de vote,
n°275532 (Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 412).
plaidoyers pro domo, c'est d'une véritable autodéfense qu'il
s'agit. L'assemblée générale est très vigilante à la protection
des fonctions administratives et contentieuses du Conseil
d'État. Déjà en août 1958, c'est à son initiative qu'avait été
introduite dans le projet d'article 92 de la Constitution l'obligation
de consulter le Conseil d'État sur les ordonnances
législatives de la période transitoire 199
. Par-là, l'institution
s'était assurée d'exercer un rôle déterminant dans la mise en
place des institutions de la Ve
République et dans la réforme
(annoncée) de l'État. Ce type d'auto-habilitation est en vérité
très fréquent ; les formations consultatives n'hésitent pas, à
l'occasion de la coécriture de la loi, à proposer de créer une
voie de recours devant la section du contentieux 200
ou d'exi195
Les trois séances les plus tendues sont la séance du 9 octobre, la séance du
23 octobre 1958, et la séance du 13 novembre 1958.
196 Note d'orientation d'Émile Pelletier, ministre de l'Intérieur, du 5 septembre
1958 relative aux critiques formulées à l'encontre du projet de Constitution
(Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 5 et s.). La Constitution passe
notamment pour antidémocratique, au service du pouvoir personnel du général
de Gaulle.
197 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 23 octobre 1958, Projet d'ordonnance
portant loi organique autorisant exceptionnellement les parlementaires
à déléguer leur droit de vote, n° 275532 (Archives constitutionnelles..., op. cit.,
vol. 1, p. 412).
198 G. Bigot, Introduction historique au droit administratif depuis 1789, 2002, Paris,
PUF, p. 250.
199 Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 28 août 1958 (après-midi)
(Documents pour servir..., op. cit., vol. 3, p. 438).
200 L'Assemblée générale modifie une disposition afin d'ouvrir aux fonctionnaires
parlementaires un droit au recours devant la juridiction administrative pour
leurs litiges d'ordre individuel. Procès-verbal d'assemblée générale, séance du 29
octobre 1958, Projet d'ordonnance relative au fonctionnement des assemblées
parlementaires, n° 275579 (Archives constitutionnelles..., op. cit., vol. 1, p. 668).
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