Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger 1-2024 - 66

200c6
Dossier
E = rc2. Le recours par l'État aux cabinets de conseil
RDP200c6
Léo vanier
Professeur à l'université Grenoble Alpes
L'ESSENTIEL
Créon : Je vais te dire à toi. Ils ne savent pas, les autres ; on est là, devant l'ouvrage, on ne peut pourtant pas se
croiser les bras. Ils disent que c'est une sale besogne, mais si on ne la fait pas, qui le fera ?
Le Page : Je ne sais pas, monsieur.
Créon : Bien sûr, tu ne sais pas. Tu en as de la chance ! Ce qu'il faudrait, c'est ne jamais savoir. Il te tarde d'être
grand, toi ?
Le Page : Oh oui, monsieur !
Créon : Tu es fou, petit. Il faudrait ne jamais devenir grand. (L'heure sonne au loin, il murmure.) Cinq heures.
Qu'est-ce que nous avons aujourd'hui à cinq heures ?
Le Page : Conseil, monsieur.
Créon : Eh bien, si nous avons conseil, petit, nous allons y aller.
Ils sortent, Créon s'appuyant sur le page.
(J. Anouilh, Antigone, 1946, La Table Ronde, p. 121-122)
« On ne peut les aborder dans un esprit d'hostilité préconçue
contre les auteurs d'actes illégaux, en faveur de qui militent
parfois les plus sérieuses considérations d'équité, et cependant
il importe de ne point leur être trop favorables, et de ne point
laisser se constituer une administration occulte à côté des
administrations publiques dont la loi a réglé avec tant de soin
la marche et les fonctions » 1
. L'esprit pondéré du plus illustre
administrativiste grenoblois devrait-il encore nous servir de
guide ? Mutatis mutandis, bien entendu. Cent trente ans plus
tard, les choses sont différentes. On peut, certes, toujours
imaginer « un administrateur qui, pendant une épidémie de
choléra, prend d'urgence les mesures que lui dicte une commission
médicale, et rend service à ses concitoyens en passant
outre aux formalités légales » 2
; mais encore faudrait-il ajouter
aujourd'hui « dans le cadre de la stratégie établie grâce au
recours à un cabinet de conseil » !
On confessera qu'après le livre de Caroline Michel-Aguire et
Matthieu Aron 3
après le rapport dédié de la Cour des comptes 5
, après l'enquête de la commission Assassi 4
, il nous
,
1 L. Michoud, « De la gestion d'affaires appliquée aux services publics », Annales de
l'Enseignement supérieur de Grenoble, 1893, t. V, n° 1, p. 70-71.
2 L. Michoud, « De la gestion d'affaires appliquée aux services publics », Annales de
l'Enseignement supérieur de Grenoble, 1893, t. V, n° 1, p. 70-71.
3 M. Aron, C. Michel-Aguirre, Les infiltrés. Comment les cabinets de conseil ont
pris le contrôle de l'État (2022), 2023, Points.
4 Sénat, rapp. n° 578, Un phénomène tentaculaire : l'influence croissante des cabinets
de conseil sur les politiques publiques, 16 mars 2022, par É. Assassi (ci-après
« rapp. Assassi » ; sauf mention contraire, c'est le tome 1 qui est cité).
5 Cour des comptes, Le recours par l'État aux prestations intellectuelles de cabinets
de conseil, rapport public thématique, juillet 2023 (ci-après « Cour des comptes
2023 »).
semble difficile de faire preuve de pondération à l'égard de
cette question. Certaines des pratiques ainsi mises à jour sont
pour le moins problématiques 6
, pour ne pas dire proprement
scandaleuses 7
.
Bien qu'il repose sur une forme de suspension volontaire de la
neutralité axiologique, un tel abord du recours par l'État aux
conseils extérieurs est doublement utile. Il illustre d'abord ce
qu'est bien souvent la tonalité de la littérature consacrée, traditionnellement
polarisée 8
et dont un pan entier s'est déve.
Non sans lien, il a le mérite
loppé de manière critique, en contrepoint aux écrits produits
par les consultants eux-mêmes 9
d'immédiatement mettre à nu une première et fondamentale
difficulté d'ordre méthodologique, sinon déontologique : les
6 Parquet National Financier, Communiqué de presse du procureur de la République
financier, 24 nov. 2022.
7 Le terme est employé à dessein : le voisinage des scandales et autres « affaires » est
une thématique récurrente au sein des écrits sur les cabinets de conseil ; d'autant
plus intéressante qu'elle n'est pas sans lien avec les recompositions du marché et le
développement de l'offre auprès des organisations publiques. Sur chacun des deux
points, v. C. Sauviat, « Deux professions dans la tourmente. L'audit et l'analyse
financière », Actes de la Recherche en Sciences Sociales 2003, n° 146-147, p. 21
et s. ; M. Kipping, « America First : How Consultants Got into the Public Sector »,
in C. Hurl, A. Vogelpohl, Professional Service Firms and Politics in a Global Era.
Public Policy, Private Expertise, 2021, Palgrave Macmillan, p. 29 et s.
8 D. Saint-Martin, « Les consultants et la réforme managérialiste de l'État en France
et en Grande-Bretagne : vers l'émergence d'une " consultocratie " ? », Revue canadienne
de science politique 1999, vol. 32, n° 1, p. 45. Rappr., plus généralement
sur la « littérature touchant au management qui se révèle quasi schizophrénique »,
P. Gibert, « L'analyse de la politique à la rescousse du management public ? Ou la
nécessaire hybridation de deux approches que tout, sauf l'essentiel, sépare », PMP
mars 2002, vol. 20, n° 1, p. 4.
9 Sur cette question, v. R. Fincham et T. Clark, « Preface : Management Consultancy :
Issues, Perspectives, and Agendas », International Studies of Management &
Organization 2002-2003, vol. 32, n° 4, p. 10.
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