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200a9
Conseiller l'État
L'État et ses conseils RDP200a9
Jean-Jacques Urvoas
Professeur de droit public à l'université de Brest
Ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice
L'ESSENTIEL
Existe-t-il un terme plus polysémique que « conseil » ? En tout cas, dans l'appareil d'État, il foisonne. Du « conseil
des ministres » aux « conseillers » qui peuplent les cabinets ministériels, sans omettre les multiples « hauts
conseils » voisinant avec le « conseil de défense » et ses divers avatars, le terme couvre un vaste territoire aux
frontières floues. Son usage intensif révèle en creux la difficulté à construire un champ, à cerner un objet et à
orienter un regard. Mais cela s'explique parce qu'il mobilise un immense projet : tout à la fois contribuer à l'élaboration
d'une politique publique et participer à son application concrète. Dans ce couplage complexe et évolutif se
jouent une dynamique inachevée et une imbrication originale de la réflexion et de l'action qui font l'objet du regard
ici présenté.
L
es lieux de pouvoir ont été pensés pour tenir le public
à distance. Du palais de l'Élysée à l'hôtel Matignon,
de Bercy à la place Vendôme, les enceintes sont protégées
par des gardes, arme à la ceinture, de solides barrières
empêchent toute intrusion non autorisée et des caméras de
surveillance scrutent les alentours. De fait, même si ces bâtiments
se trouvent - souvent - dans le VIIe
arrondissement de
Paris, ceux qui y travaillent n'entendent les bruits de la ville
que très étouffés. Comme si pour gouverner, la solitude était
la garantie de la quiétude.
Tel n'est naturellement pas la réalité. La multiplicité des
tâches, la diversité des obligations et la complexité des responsabilités
qui émaillent l'art de gouverner sont devenues
telles que l'exercice est nécessairement collectif. Au concret,
en dépit de certaines valorisations médiatiques ou de quelques
chroniques aussi simplificatrices que laudatrices sur les décisions
associées à telle ou telle personnalité, le processus de
décision politique implique toujours une pluralité d'acteurs.
Entre l'intention et la décision, en passant par la conception
et la négociation, nombreux sont ceux qui participent à ce
cheminement. Ceux qui rédigent, ceux qui contextualisent,
ceux qui expertisent, ceux qui arbitrent, tous contribuent de
manière cruciale au résultat final. Leur savoir-faire est mis au
service de l'État. Tous, peu ou prou, en sont ses « conseils »
ils ne décident pas mais contribuent à la formation de la décision.
C'est
de cette galaxie protéiforme aux contours flous dont
il sera ici question. Et puisque cet objet n'a rien de flagrant,
commençons par revenir aux évidences ou plutôt revenir sur
les évidences.
La notion de « conseil » ne relève pas proprement du champ
politique. Peu d'univers sociaux lui échappent aujourd'hui.
Des conseils existent dans le monde religieux, dans la vie économique,
dans le champ moral. Cette variété renvoie cependant
à une vocation commune suggérée par l'étymologie : la
désignation d'un cadre formel, voire solennel de la délibération.
En
ce sens, la formule latine « consilium » illustre la
démarche : à l'origine employée dans la langue juridique avec
le sens d'« endroit où l'on délibère » puis par métonymie de
« consultation ». À Rome, chaque magistrat était appuyé par
un conseil lui permettant de statuer dans les cas graves. Sous
la république, le Sénat occupait auprès des consuls la même
fonction. D'après Annie Hourcade 1
dans l'Antiquité grecque,
le travail de l'assemblée du peuple (démos) était pareillement
préparé par un conseiller nommé « sumboulos » qui concevait
les propositions de résolution.
Puis, le sens du mot s'est enrichi durant la Renaissance tout
en perdurant dans sa signification première. Continuant à
décrire un lieu concret ou une activité abstraite, il est aussi
devenu un quasi-synonyme de la vertu de prudence. Dans
la langue courante, le « conseil » dépeint donc l'ambition du
« bon avis », du « dessein réfléchi » mais aussi le rassemblement
d'individualités participant autant à la réflexion qu'au
choix sur laquelle il débouche (ou pas). Il a donc partie liée
avec la rationalité.
Le « conseil » est donc devenu un terme clé du vocabulaire politique
contemporain, une notion éminente pour comprendre
l'élaboration concrète d'une action, un angle adéquat pour
tenter de mettre en perspective une politique publique. Dès
lors, nous ne nous intéresserons pas seulement à un concept
mais à une certaine réalité de ce processus décisionnel. C'est
ainsi que la grande hétérogénéité des « conseils » apparaîtra,
le terme pouvant renvoyer aussi bien à une instance de
nature pérenne (conseil des ministres, Conseil d'État, Conseil
supérieur de la magistrature, Conseil économique social et
environnemental, etc.) qu'à un service temporaire soutenu
par une administration (conseil de défense, conseil national
du renseignement, conseil de défense sanitaire, haut conseil
pour le climat, conseil supérieur de l'éducation, haut conseil
1 A. Hourcade, « La revendication du statut de conseiller par les sophistes : aspects
politiques et éthiques », Dialogues d'histoire ancienne, vol. 17, n° 17, 2017,
p. 245-262.
Re vue du dr oit public * Mar s 2024
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