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200c7
Conseiller l'État
La cryptocratie oraculaire RDP200c7
Le pouvoir des consultants privés au cœur de l'État
Jean-François KerLéo
Professeur de droit public à Aix-Marseille université
Membre junior de l'Institut universitaire de France
L'ESSENTIEL
L'omniprésence des consultants privés au sein de l'État est désormais bien documentée dans plusieurs rapports qui
ont souligné les enjeux en termes de souveraineté, de coût, de perte de compétences, de conflit d'intérêts... Leur
influence pèse sur la définition et l'exercice de politiques publiques de nature régalienne sans véritable pilotage ni
contrôle des acteurs publics et alors qu'aucune responsabilité n'est jamais engagée à leur encontre, en dépit des
critiques sur la qualité de leurs activités. La lecture du régime politique ne peut rester indifférente au pouvoir de
ces acteurs privés, véritable gouvernement de fait, ce qui nous a conduits à qualifier de cryptocratie oraculaire la
forme politique que caractérise leur emprise sur la puissance publique et la fascination dont les gouvernants font
preuve à leur égard.
J
usqu'aux révélations de l'affaire dite McKinsey, les cabinets
de conseil avaient tout du conseiller occulte. Leur
influence sur les politiques publiques ainsi que l'opacité
qui les entoure rappellent à bien des égards les réflexions sur
les éminences grises. Agissant dans l'ombre auprès du Prince
ou de ses plus proches conseillers, l'éminence grise influence
parfois le cours de l'histoire en soufflant à l'oreille des grands
de ce monde. C'est dans les coulisses que ces acteurs privés
agissent sur le déroulé de l'action publique en dehors de tout
cadre légal, la politique se constituant par un mélange des
genres entre officiel et officieux, public et privé, visibilité et
discrétion. Certains de ces illustres personnages de l'ombre
ont ainsi discrètement imposé leur idéologie au cœur du pouvoir,
en marge des règles politiques et juridiques 1
. Pourtant,
si les cabinets de conseil impriment leur marque sur les politiques
publiques, il n'est pas question pour eux d'en avoir une
vision riche et prospective mais d'opérer des recommandations
à partir de méthodes prétendument neutres et objectives
qui n'ont pas d'autre ambition que l'efficacité financière.
Les cabinets de conseil sont moins des éminences grises que
les agents de leur propre rentabilité et leur principale vision
de l'État consiste à en faire un marché économique.
La culture administrative de la France explique les résistances
à reconnaître la légitimité des consultants privés. La fonction
de conseil a longtemps été l'apanage des grands corps
de l'État - on parle d'ailleurs de conseiller d'État, conseiller-maître
à la Cour des comptes... -, et des services d'inspection
à qui est attribué un rôle de contrôle et d'évaluation
de l'action publique. L'histoire politique française est liée à
celle d'un État administratif qui assura une continuité de la
puissance publique en dépit des changements de régime. En
1 Sur différentes éminences grises, C. Zorgbib, Les éminences grises : Dans l'ombre des
princes qui nous gouvernent, 2020, Éditions de Fallois, et tout particulièrement sur
le Père Joseph, A. Huxley, L'Éminence grise : Études de religion et de politique, 2022,
Les Belles Lettres.
conséquence, cette élite administrative s'est érigée en seule
détentrice de l'intérêt général, là où des pays étrangers ont
laissé une place à bien d'autres acteurs. Ce monopole a fait
l'objet de critiques que traduisent, chacun à leur manière, les
qualificatifs de « noblesse d'État », « République des fonctionnaires
», « technocratie »... Selon certains auteurs, l'État serait
dirigé par une élite administrative dont le corporatisme aurait
été facteur de conservatisme. Ce phénomène bureaucratique
aurait notamment conduit à une « société bloquée », avec
une Administration refermée sur elle-même et incapable de
se moderniser, dont les lourdeurs organisationnelles seraient
devenues aussi coûteuses qu'inefficaces. Les critiques de
l'Administration portées par le discours politique ont fini par
devenir une doxa dans laquelle se sont engouffrés les cabinets
de conseil pour faire naître un nouveau modèle 2
.
Leur intervention est restée discrète jusqu'aux récentes révélations.
Saisie par la commission des finances du Sénat, la
Cour des comptes avait posé dès 2014 un constat sévère
et formulé onze recommandations pour rationaliser les
dépenses de conseil. L'externalisation répond, selon la Cour,
à « des besoins multiples aux justifications inégalement pertinentes
». Elle « procède parfois, en l'absence de réflexion préalable
sur son opportunité et de doctrine transversale, d'une
logique de recours au cas par cas » 3
. De même, « une fois
engagée, dans des chantiers qui se situent au cœur de l'action
de l'État, l'action des consultants n'est pas suffisamment
encadrée par l'Administration ». Elle est insuffisamment évaluée
par les bénéficiaires, « qui ne se mettent pas en condition
d'utiliser au mieux les résultats et d'assimiler les nouveaux
2 Michel Crozier écrivait ainsi dans les années 1990 que « l'État à la française, gardien
des valeurs, éclairant et animant une société relativement stable, est devenu
obsolète » et que « l'État ne peut plus rien pour nous » (État modeste, État moderne.
Stratégies pour un autre changement, 1997, Fayard, p. 58 et 311).
3 C. comptes, Le recours par l'État aux conseils extérieurs, Communication à la
commission des finances du Sénat, nov. 2014. Elle confirmera ce constat dans
des observations d'avril 2018, en se concentrant sur les établissements publics
hospitaliers.
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