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Conseiller l'État
I. La naissance de la cryptocratie
oraculaire
La doxa managériale, originellement fécondée par les grandes
firmes nord-américaines (A), a été tardivement acclimatée à
la culture administrative française (B), où se sont finalement
imposées les conditions d'implantation d'une cryptocratie
oraculaire (C).
A. L'américanisation de la doxa managériale
C'est aux États-Unis qu'émergent les premiers cabinets de
conseil à la fin du XIXe
siècle, dont le rôle consiste à améliorer
les systèmes de gestion et l'efficacité opérationnelle des
entreprises privées. Pendant la Grande Dépression des années
1930, ils aident les entreprises à s'adapter à la crise en se spécialisant
dans la restructuration stratégique. Leur présence va
s'étendre après la seconde guerre mondiale lorsque les entreprises
connaissent un besoin de modernisation. Ils s'imposent
alors comme centres d'expertise en tous genres : celle de la
restructuration et de la modernisation de grandes organisations,
souvent bureaucratiques, pour les faire gagner en efficacité,
flexibilité et rapidité de traitement des demandes.
La poussée du marché de conseil en gestion découlerait du
lien originel avec les grands cabinets comptables internationaux
qui sont devenus, à partir des années 1960, des sociétés
de conseil que l'on nommait alors les Big Eight puis, à partir
de 1998, les Big Five et enfin Big Four à la suite de plusieurs
fusions. Cette double casquette a été constitutive de conflits
d'intérêts puisque les consultants en gestion et restructuration
d'entreprises en étaient eux-mêmes les vérificateurs comptables,
conduisant au scandale Enron dans les années 2000.
L'histoire des cabinets de conseil est surtout liée à la « révolution
managériale » prophétisée dès 1941 par James Burnham.
Ils constituent les représentants du New Public Management
(NPM) et du Public Choice, ce qui en fait les courtiers ou
les chantres d'une doxa économique et managériale de plus
en plus globalisée. Dans une certaine mesure, les cabinets
anglo-saxons ont réinventé le management en y imposant
une lecture moins scientifique et technicienne qu'idéologique
et financiarisée. Si les méthodes varient selon les cabinets et
les commandes, que l'on songe au lean management, à la gestion
du changement, au management par projet, au design
de service, les cabinets de conseil sont considérés comme
les promoteurs d'un modèle capitaliste ultra-financiarisé à
l'anglo-saxonne qu'ils répètent mécaniquement dans toutes
les organisations 10
. Les griefs qu'on leur fait portent ainsi sur
la promotion de politiques économiques néolibérales, la centralisation
des pouvoirs, la diffusion d'une culture homogène,
l'uniformisation des politiques publiques 11
.
Or, ce modèle a été appliqué au secteur public par l'intermédiaire
de nombreux leviers servant la cause de cette nouvelle
raison managériale. Les cabinets trouveront un allié de taille
dans l'OCDE qui a joué un rôle déterminant dans la diffusion
du modèle états-unien, ses organes étant sous l'influence
directe des promoteurs du NPM (Public Management and
Administration Committee (PUMA) ; Ministerial Symposium
on the Future of Public Services). Le succès de certains ouvrages
publiés par des consultants ou des conseillers de l'Administration
nord-américaine a contribué à l'extension de ce modèle
à la sphère publique 12
, cette production littéraire diffusant
l'idéologie managériale au sein des États occidentaux, dont la
France - avec un certain retard toutefois 13
.
B. L'acclimatation de la France à la doxa
nord-américaine
La France a longtemps fait figure d'exception en résistant à la
pénétration des cabinets dans l'Administration. Les réflexions
sur le New Public Management débutent dans les années 1960
mais, contrairement à d'autres pays tels que le Royaume-Uni,
l'intégration des techniques managériales au sein de l'Administration
française est une réponse pour contrer les politiques
de rigueur budgétaire inspirées du néolibéralisme 14
. Le mouvement
de managérialisation des années 1970 reste très ancré
sur les spécificités du service public, ce qui se traduit par la
création de centres d'études et de formation en management
public à destination des fonctionnaires 15
. En France, le management
progresse par l'engouement interne, de quelques
hauts fonctionnaires. Une synthèse entre nouvelles méthodes
et tradition nationale est ainsi perceptible dans la circulaire
Rocard du 23 février 1989.
Mais cette internalisation du NPM est dépassée dans les
années 1990 où la politique modernisatrice substituera
une volonté plus radicale de réforme de l'État inspirée des
modèles de l'entreprise privée 16
. L'intérêt pour une gestion
privée pure et simple et non plus remodelée dans le moule du
service public s'affirme dans plusieurs rapports, dont celui de
la commission Efficacité de l'État du Xe
Plan (1989) ou encore
celui de la commission Picq au milieu des années 1990. À la
11 R. Vandomme, « Les consultants et le conseil en management », Constructif
2023/3, p. 43-46.
12 Les deux plus fameux sont R. H. Waterman et Thomas J. Peters, In Search of
Excellence, Lessons from America's best-run companies, 1982, Harper and Row ;
D. Osborne et T. Gaebler, Reinventing Government : How the Entrepreneurial
Spirit is Transforming the Public Sector, 1992, Plume.
13 Saint-Martin, " How the Reinventing Government Movement " in Public
Administration Was Exported from the US to Other Countries ?, International
Journal of Public Administration, vol. 24, 2001.
14 P. Bezès, Réinventer l'État. Les réformes de l'Administration française (1962-2008),
2009, PUF.
10 Sur le lien entre développement des cabinets de conseil et managérialisation financière
du service de la santé, I. Kirkpatrick, C. Lonsdale et I. Neogy, " Management
Consulting in Health " inThe Oxford Handbook of Health Care Management,
2016, E. Ferlie, K. Montgomery, A. Reff Pedersen (eds.), Oxford University
Press, p. 517-538.
15 P. Bezès, « État, experts et savoirs néo-managériaux. Les producteurs et diffuseurs
du New Public Management en France depuis les années 1970 », Actes de la
recherche en sciences sociales, 2012, Seuil, p. 16-37.
16 J. Chevallier, « La juridicisation des préceptes managériaux », Politiques et
Management Public, 1993, p. 111-134 ; « Management public et droit »,
Politiques et Management public, 2008, p. 93-100.
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