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Conseiller l'État
donc à nous interroger sur les pouvoirs qui se cachent derrière
les institutions politiques afin de savoir qui parle à travers
elles. La production de l'intérêt général, c'est-à-dire de ce qui
fait sens commun entre les citoyens, ne peut faire l'économie
de sa fabrication par ces acteurs privés dont l'influence est
occultée par l'approche constitutionnelle qui se focalise sur la
trinité des pouvoirs constitués.
Toute une littérature anglo-saxonne a questionné les risques
démocratiques découlant de leur influence et a utilisé
la
notion de « consultocratie » imaginée par deux politologues,
Christopher Hood et Michael Jackson, pour qualifier l'implication
de consultants en gestion dans les Administrations
publiques de plusieurs États anglophones 21
. D'autres auteurs
ont employé l'expression « d'État-managérial » pour rendre
compte de la submersion des pouvoirs publics à ce nouvel
impératif 22
. La démocratie aurait changé de nature en recourant
de manière massive aux consultants en lieu et place des
institutions publiques pour définir des orientations stratégiques
et exercer certaines activités régaliennes. Ils créent une
distorsion dans le lien entre institutions publiques et fabrication
du sens commun, devenant ainsi des acteurs privés
de l'État, exprimant un pouvoir sans légitimité politique,
exerçant des compétences sans habilitation ni responsabilité
démocratiques. Un changement de régime est à l'œuvre
dans cette externalisation qui a des conséquences sur le fonctionnement
des démocraties. Ils s'apparentent à des acteurs
politiques par leur immixtion dans l'expression de l'intérêt
général. En apparence dépourvus de pouvoir de décision, ces
acteurs influencent le choix des gouvernants et pèsent sur les
réformes.
Le terme « consultocratie » ne spécifie pas les effets produits
par le recours aux cabinets car elle ne discrimine pas entre
les types de consultants et de consultations. D'une part, elle
inclut d'autres acteurs et ne caractérise donc pas l'emprise
des consultants privés qui ne sont pas les seuls acteurs à être
consultés. D'autre part, le risque ne réside pas dans le recours
à la consultation qui n'est pas illégitime lorsqu'elle s'adresse
aux scientifiques, chercheurs ou experts ; elle le devient quand
une seule méthode est employée par une seule catégorie
d'acteurs en vue non d'évaluer objectivement mais de mettre
en forme des choix politiques. Enfin, l'un des dangers du
recours aux cabinets réside dans le glissement de la consultation
en pouvoir, du conseil en décision. Lorsqu'ils ne sont pas
amenés directement à décider, les expertises des consultants
s'imposent de facto à des pouvoirs publics qui n'ont plus les
moyens d'en évaluer le bien-fondé, ou ne le souhaitent pas.
La cryptocratie oraculaire décrit mieux le régime que provoque
le recours massif aux cabinets en s'intéressant au
pouvoir dont ils disposent, à la manière de l'exercer et à sa
réception par ceux qui le sollicitent. Si leur influence s'étend
21 C. Hood et M. Jackson, Administrative Argument, 1991, Aldershot, Hants.
22 Saint-Martin, Building the New Managerialist State : Consultants and the Politics of
Public Sector Reform in Comparative Perspective, Oxford/New York, 2001, Oxford
University Press.
progressivement à l'ensemble des institutions politiques,
c'est principalement sur l'exécutif que s'exerce leur emprise.
Certains évoquent l'idée d'un « gouvernement fantôme » 23
;
gouvernement ou Administration de fait conviendrait tout
autant. En Australie, une étude est même allée jusqu'à dire
que les consultants avaient « réorienté » le cadre sociopolitique
du pays 24
nomie de l'austérité » et d'un « rétrécissement de l'État » 25
, et l'on sait qu'ils sont les promoteurs d'une « écoqui
influencent
le contenu des politiques publiques. On constate
leur présence dans des secteurs très sensibles comme le renseignement,
la défense nationale ou la sécurité, ce qui est susceptible
de porter atteinte à la souveraineté de l'État.
La cryptocratie se caractérise par le secret du pouvoir, faiblement
encadré voire masqué par l'ordre juridique. L'opacité
règne aussi bien à propos des procédures de sélection, des
justifications pour y recourir, des méthodes employées, de
leurs activités concrètes, des résultats et effets de leurs actions.
Dans la cryptocratie oraculaire, les réformes sont discutées
par une élite publique-privée que des experts sélectionnés
par des jeux de réseau et de relations mettent en œuvre discrètement.
La publicité attachée au régime libéral est alors
transmuée en une opacité des modes d'action fermant tout
contrôle démocratique sur un État dont les politiques et les
données qu'elles produisent constituent des marchandises
échangeables sur le marché de conseils. L'opacité est protégée
par le secret des affaires qui interdit de divulguer les clauses
des contrats signés avec les pouvoirs publics et leurs livrables,
en façonnant un véritable secret d'État qui garantit le cryptopouvoir
des cabinets et laisse les pouvoirs publics assumer la
responsabilité des politiques menées sous leur égide. Or, seul
le droit des contrats publics est mobilisé pour les encadrer
alors qu'ils exercent des missions régaliennes.
À cet État profond correspond un système oraculaire
dans lequel la parole des consultants est attendue, écoutée
et retranscrite par des pouvoirs publics qui n'agissent
qu'après avoir reçu l'onction managériale. Une traduction
de leur novlangue est nécessaire par les pouvoirs publics qui
appliquent, à leur avantage, dans le sens de leurs besoins, les
recommandations-commandements de ces nouveaux oracles.
Denis Saint-Martin évoque une anecdote qui en dit long
sur cette mystique des cabinets au sein de l'État, un ancien
ministre de l'Industrie (Roger Fauroux) ayant ainsi prétendu
qu'un membre du conseil des ministres arrivant à une réunion
avec un rapport de McKinsey ou du Boston Consulting
Group ressemble à « Moïse redescendant de la montagne avec
les Tables de la Loi » 26
. À l'origine produite par les pouvoirs
23 Guttman et B. Willner, The Shadow Government : The Government's Multi-Billion
Dollar Giveaway of its Decision-Making Powers to Private Management Consultants,
" Experts " , and Think Tanks, 1976, New York, Pantheon Books.
24 J.-F. Martin, Reorienting a Nation : Consultants and Australian Public Policy, 1998,
Aldershot, Ashgate.
25 C. Hurl et A. Vogelpohl, Professional Service Firms and Politics in a Global Era :
Public Policy, Private Expertise, 2022, Palgrave Macmillan.
26 Saint-Martin, « Les consultants et la réforme managérialiste de l'État en France
et en Grande-Bretagne : vers l'émergence d'une " consultocratie " ? », Canadian
Journal of Political Science, 1999, vol. 32.
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