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Dossier
des utilisateurs et emprise forte des prestataires extérieurs sur
le programme sans que les moyens internes de suivi soient
proportionnés » 46
.
Le projet SCRIBE de 2017 du ministère de l'Intérieur, qui
visait à dématérialiser les procédures de la police nationale,
est emblématique de l'irresponsabilité des cabinets : face aux
retards du premier prestataire, l'Administration prend l'initiative
de lancer un nouveau marché en 2020 qui est attribué
au même cabinet de conseil en dépit des reproches qui étaient
faits par l'Administration « d'avoir proposé des solutions
techniques insuffisamment maîtrisées ; de ne pas avoir fourni
les compétences techniques ni les ressources humaines suffisantes
pour mener à bien le projet ; de ne pas avoir organisé
un suivi de haut niveau au sein du cabinet, malgré l'importance
des montants engagés ; de ne pas avoir su proposer une
nouvelle architecture pour le logiciel offrant des garanties de
succès suffisantes à la suite de son audit début 2021 » 47
. Les
cabinets de conseil sont souvent indifférents à l'applicabilité
de leurs recommandations.
Pourtant, les pouvoirs publics sont seuls responsables des
actions effectuées en raison du fait que, juridiquement, ils
ont le dernier mot. Dans un contexte d'incapacité structurelle
et matérielle à piloter les activités externalisées, le pouvoir
discrétionnaire de l'Administration n'est qu'apparent et,
par sa dépendance envers les expertises privées, ses choix sont
contraints. Même le choix de recourir à des cabinets n'est plus
discrétionnaire en raison de pertes de compétences internes.
Un décalage se produit alors entre une autorité officielle qui
adopte les politiques publiques et un pouvoir officieux qui
exprime en amont ce que doit être l'intérêt général. Or, en
préconisant de réduire les services de l'État et en promouvant
des politiques d'austérité, les cabinets sont porteurs d'une
défiance que les élus et gouvernants assument seuls. Pourtant,
ce sont les mêmes cabinets qui sont à la manœuvre, assurant
la continuité des politiques publiques menées au sein
de l'État, et faisant des pouvoirs publics des autorités d'enregistrement
et d'application d'une volonté privée. Les gouvernants
changent, les consultants restent.
46 C. comptes, La conduite des grands projets numériques de l'État, juill. 2020,
p. 49.
47 Commission d'enquête, p. 92.
In fine, la présence des cabinets de conseil à tous les stades
des politiques publiques, de leur conception à leur exécution,
ne laisse aucun doute sur la dimension politique et administrative
de leurs activités. Leur montée en puissance invite à
repenser la nature du régime politique afin d'y inclure leur
influence sur la décision publique. La cryptocratie oraculaire
se caractérise par plusieurs critères : des acteurs privés disposant
d'un pouvoir les assimilant à un gouvernement ou une
Administration de fait, exercé en toute discrétion et faiblement
encadré par le droit, qui leur permet d'intervenir au
cœur d'activités régaliennes, dans un contexte de potentiel
conflit d'intérêts et d'irresponsabilité, y compris contractuelle.
Si les consultants sont écoutés comme des oracles, c'est
parce qu'une instrumentalisation réciproque s'est installée
entre eux et les gouvernants. À côté de l'extériorité du regard
qu'ils portent sur l'État et des méthodes employées qui complètent
celles de l'Administration, c'est surtout l'apolitisation
en fait très politique et politisée de leur intervention qui intéresse
les pouvoirs publics ainsi que la possibilité de les mettre
au service de causes difficiles à soutenir. Mais cette réciprocité
a été renversée par l'apparition d'une dépendance, aussi
bien idéologique que matérielle, et par un système de vases
communicants, la diminution des moyens de l'Administration
favorisant leur sollicitation pour pallier l'impuissance
publique dont leur intervention est l'une des causes. La cryptocratie
oraculaire n'a pas effacé la démocratie représentative
- les travaux parlementaires démontrent la volonté de contrôler
ce pouvoir occulte -, ni la bureaucratie dont les cabinets
s'alimentent pour revêtir leurs intérêts privés des atours de
l'intérêt général. Elle contribue en revanche à renforcer la
décrédibilisation des forces démocratiques et libérales au profit
des consultants privés dont la présence est surtout justifiée
par des raisons négatives : lenteur de la démocratie représentative
et de ses processus délibératifs, lourdeur et coût de
l'Administration, incompétence et inefficacité des fonctionnaires...
Il faut réaffirmer la légitimité du régime représentatif
sous peine d'accroître la défiance populaire que fabriquent
et dont se nourrissent les consultants privés afin d'asseoir la
légitimité encore introuvable de leur pouvoir politique.
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