Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger N°3-2024 - 92

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de la qualité de l'air, le juge de l'excès de pouvoir semble dans
ses dernières prises de position se lancer à la recherche d'une
stratégie d'efficacité sous le signe du réalisme.
Le réalisme pourrait tenir à la prise de conscience de l'inutilité
des astreintes, ou du moins d'une utilité à relativiser. L'usage
de ce pouvoir aurait démontré « sa vanité dans les grands dossiers
environnementaux » 75
, selon certains. Les carences persistantes
de l'État dans l'affaire ADT seraient ainsi révélatrices
de l'échec du « test » des astreintes. En d'autres termes, l'expérience
n'inciterait pas à une escalade dans la fixation de leur
montant pour l'arrêt ADT V, ni même à forcément recourir à
ce procédé pour l'arrêt GS III 76
.
Le réalisme consisterait également pour le juge à tempérer la
dimension coercitive de ses décisions en fonction de la possibilité
de faire respecter ses exigences à court terme. L'arrêt
GS I trahissait déjà, comme dans l'« Affaire du siècle » 77
, un
doute quant aux capacités de réduction des gaz à effet de serre
eu égard aux politiques menées 78
. La suite de ce contentieux
a confirmé l'ampleur des actions qu'il faut encore déployer.
Parmi d'autres, il serait nécessaire, d'imposer aux citoyens
un changement drastique de mode de vie, et aux opérateurs
économiques un changement radical de mode de fonctionnement
en peu de temps, ce qui pourrait paraître excessif aux
yeux du juge et remettre en cause sa propre légitimité.
On se rappellera à cet égard le propos de Bruno Lasserre
suivant lequel la légitimité du juge administratif « dépendra
aussi de sa capacité à rendre des décisions réalistes, effectivement
exécutables et politiquement acceptables » 79
. Pour sauvegarder
sa légitimité, il pourrait ainsi être enclin à « faire un
pas » vers le gouvernement en se montrant plus réceptif aux
efforts fournis par ce dernier. La modération pourrait être une
nouvelle facette d'un juge qui vise à ne pas se transformer en
juge « administrateur » ou juge « qui gouverne » 80
. Force est
de reconnaître pourtant que privilégier une telle ligne constitue
un jeu à risques.
D'une part, cette forme de self-restraint du juge, si elle est
évidemment justifiable à de multiples titres, peut avoir pour
incidence que le respect des décisions rendues et injonctions
prononcées reste tributaire de l'échéancier que détermine le
gouvernement lui-même et de sa « bonne volonté ». Nous
l'avons vu, les délais qui séparent les premières injonctions
75 B. Seiller, « Justice climatique ou médiatique ? », AJDA 2023, p. 1081.
76 Sur ce sujet, v. en particulier E. Dubus, « L'inefficacité des astreintes prononcées
contre l'État en matière de pollution de l'air », AJDA 2023, p. 295 et s.
77 R. Radiguet, « Réparation du préjudice écologique : quand la logique s'en mêle,
la matérialité de la réparation s'évapore ! », AJDA 2022, p. 929 ; C. Cournil et
M. Fleury, « De " l'Affaire du siècle " au " casse du siècle " ? », LRDH févr. 2021 ;
J. Bétaille, « Le préjudice écologique à l'épreuve de l'Affaire du siècle », AJDA
2021, p. 2228.
78 En ce sens, v. M. Torre-Schaub, « Le contentieux climatique : du passé vers l'avenir
», RFDA 2022, p. 75.
79 B. Lasserre, « L'environnement : les citoyens, le droit, les juges », introduction du
colloque Regards croisés du Conseil d'État et de la Cour de cassation, 21 mai 2021.
80 J. Rivero, « Le juge administratif français : un juge qui gouverne ? », D. 1951,
chron. VI, p. 21 et s.
81 A. Bouveresse, C. Mayeur-Carpentier et F. Martucci, « Droit de l'Union européenne
et droit administratif français. 1er
2023, p. 778.
janvier 2023-30 juin 2023 », RFDA
82 Le 27 septembre 2023 a eu lieu l'audience devant la Cour de dix jeunes requérants
de nationalité portugaise, qui avaient déposé en 2020 un recours contre 33 États
européens pour inaction climatique en invoquant une violation de leur droit à la
vie. V. CEDH, 22 nov. 2020, n° 39371/20, Duarte Agostinho et a. c/ Portugal
et 32 autres États.
83 A. Bouveresse, C. Mayeur-Carpentier et F. Martucci, « Droit de l'Union européenne
et droit administratif français. 1er
2023, p. 769 et s.
janvier 2023-30 juin 2023 », RFDA
des dernières interventions du juge s'étendent à mesure qu'ils
posent de nouveaux ultimatums qui accusent de plus en
plus leur relativité. Dans la décision GS II du 1er
juillet 2021
par exemple, le Conseil d'État a constaté l'insuffisance des
mesures prises à la faveur d'une intervention plus de treize
mois après l'échéance fixée au gouvernement. Au regard
des enseignements du passé, nous pouvons présumer que le
retard se creuserait donc graduellement dans l'exécution des
mesures enjointes. Et l'efficacité de la justice déclinerait au
détriment de l'urgence environnementale. D'autre part, le
recours par le juge à des mesures d'exécution trop peu coercitives
peut aboutir à une banalisation de ses prises de position.
Le contentieux tendrait à s'épuiser dans un « rythme de
croisière » et la légitimité du juge s'éroderait au fil des décisions,
l'inaction climatique entraînant « nécessairement des
conséquences désastreuses sur la confiance des citoyens dans
l'action de l'État [mais aussi] dans la justice » 81
.
Quoi qu'il en soit, les plus récentes décisions suggèrent qu'il
est toujours à la recherche du rôle exact qui lui incombe, ou
devrait lui incomber, vis-à-vis de cet enjeu contemporain. Le
contexte juridictionnel européen, entre la cour de justice et
la Cour européenne des droits de l'Homme qui devra statuer
bientôt 82
, est de nature à l'influencer. Nul doute que ses prochaines
décisions devront être scrutées pour mieux cerner la
ligne qu'il entend suivre à l'épreuve du temps.
Le juge de l'excès de pouvoir est résolument investi dans ce
qu'il est convenu de désigner comme le plus grand défi de
notre temps, et aucune marche arrière n'est envisageable. Le
risque devient néanmoins celui de basculer du stade de l'affirmation
à celui de l'enlisement, la récurrence de ses interventions
pouvant être perçue comme la « manifestation d'appels
au secours inutilement répétés » 83
. L'inefficacité de la justice
deviendrait le reflet de l'inefficacité de l'action publique, et le
juge ne pourrait plus se targuer d'avoir fait tout son possible
pour éviter que le combat pour l'environnement s'étiole sur
le terrain du droit qu'il est pourtant chargé de faire respecter.
« La maison brûle », l'image conserve sans doute sa pertinence
sur le plan politique ; il reste à apprécier dans quelle mesure
l'incendie consumera l'efficacité de la justice administrative
et, avec elle, sa légitimité.
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