Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger N°4-2024 - 30

Débat
le plus évidemment révolutionnaire aux débats entre paradigmes
» 89
.
Laissant à penser que la querelle est stérile pour elle-même
et que son issue dépend d'arguments axiologiques étrangers
à la science elle-même. Ce constat pessimiste connaît toutefois
un tempérament, Kuhn ajoutant, plutôt mystérieusement
: « Pourtant, quelque chose de plus fondamental que les
normes et les valeurs est aussi en jeu », car si « les paradigmes
sont les éléments constituants de la science (...), ils sont aussi
les éléments constitutifs de la nature » 90
.
Nous nous plaisons à croire à cette dualité, impliquant que
se jouent dans la querelle scientifique, outre des questions de
valeurs, des questions relatives à « la croissance indéfinie de
la liste des problèmes résolus par la science et aussi la précision
des solutions » 91
. Quoi qu'en pense le lecteur, il trouvera
assurément matière à réflexion dans les riches contributions
qui suivent.
200l1
90 T.S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, 2008 [1962/1970],
Flammarion, p. 156.
89 T.S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, 2008 [1962/1970],
Flammarion, p. 156.
200l0
91 T.S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, 2008 [1962/1970],
Flammarion, p. 232.
Quelques remarques théoriques sur l'interprétation
scientifique RDP200l0
Thomas hochmann
Professeur de droit public à l'université Paris Nanterre (CTAD)
Membre de l'Institut universitaire de France
L'ESSENTIEL
Face aux conceptions de l'école de Nanterre, cet essai défend la possibilité et l'intérêt d'une description objective du droit
positif. Après avoir explicité un concept de droit, il apparaît qu'il n'existe qu'une « méthode » d'interprétation des énoncés
juridiques, et qu'elle est facile à mettre en œuvre. Divers arguments susceptibles d'être opposés à cette démarche sont
combattus : le scepticisme linguistique, l'idée que cette interprétation traduirait un choix idéologique, ou qu'elle masquerait
le pouvoir des autorités juridiques. Enfin, l'article détaille la manière dont coexistent les différentes significations d'un
énoncé juridique, et montre que les résultats susceptibles d'être obtenus revêtent un grand intérêt.
R
ares sont les débats qui ont animé la théorie du droit
en France pendant la période récente. Une exception
importante concerne la « théorie réaliste de l'interprétation
» (TRI) développée à l'université de Nanterre, qui
a donné lieu à de multiples discussions, et en particulier à un
échange remarqué entre Otto Pfersmann et Michel Troper 1
Formé par le premier 2
.
et formidablement accueilli à Nanterre
par les disciples du second, je souhaite poursuivre ici le
« débat sur l'interprétation » qu'Otto Pfersmann appelait
de ses vœux 3
. Mon objectif sera simple : j'entends défendre,
contre les conceptions dominantes à Nanterre, la possibilité
et l'intérêt d'une description objective du droit positif conçu
comme un système normatif. Cet objectif nécessite d'abord
de poser plusieurs définitions (I). Je présenterai ensuite l'interprétation
scientifique du droit (II) avant de la défendre
contre quelques critiques (III) et de conclure (IV).
1 O. Pfersmann, « Contre le néo-réalisme juridique. Pour un débat sur l'interprétation
», RFDC 2002, p. 789-836 ; M. Troper, « Réplique à Otto Pfersmann »,
RFDC 2002, p. 335-353 ; O. Pfersmann, « Une théorie sans objet, une dogmatique
sans théorie. En réponse à Michel Troper », RFDC 2002, p. 759-788.
2 T. Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d'expression. Étude de
droit comparé, thèse, O. Pfersmann (dir.), 2013, Paris, Pedone.
3 O. Pfersmann, « Contre le néo-réalisme juridique. Pour un débat sur l'interprétation
», RFDC 2002, p. 789.
4 B. Frydman, Le sens des lois, 2e
éd., 2007, Bruxelles, Bruylant, p. 15.
5 A. Marmor, The Language of Law, 2014, Oxford, Oxford University Press, p. 112.
I. Définitions préliminaires
A. L'interprétation du droit
L'interprétation scientifique que j'entends défendre est un
type d'interprétation juridique, c'est-à-dire d'interprétation
appliquée au droit. L'interprétation consiste à rechercher la
signification de quelque chose, d'un énoncé ou de tout autre
symbole. Le terme peut également désigner le résultat de cette
entreprise, la signification ou les significations obtenues. Il
est néanmoins aussi très fréquemment employé de manière
beaucoup plus large chez les juristes, pour décrire tout le processus
de concrétisation du droit. Dans une conception large,
remarque par exemple Benoît Frydman, « l'interprétation
désigne toute forme de raisonnement juridique qui conduit à
la solution d'un cas » 4
. Andrei Marmor va encore plus loin :
. Ces conceptions
l'interprétation ne consiste pas à savoir ce que dit le droit,
mais comment compléter ou modifier la loi 5
extrêmement larges de l'interprétation sont trompeuses : elles
désignent des décisions parfaitement subjectives au moyen
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