Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger N°4-2024 - 35

Débat
parce que de multiples raisonnements se présentent comme
des entreprises d'interprétation, c'est-à-dire de recherche du
sens des énoncés, qu'ils ont effectivement cette qualité et qu'il
faut donc renoncer à connaître le sens des dispositions juridiques.
Quand
bien même l'interprétation scientifique n'est pas
si redoutable qu'on le dit souvent, il se peut que celui qui
s'y risque échoue. L'interprète peut par exemple oublier de
signaler une interprétation permise par l'énoncé. Cette omission
ne justifie pas d'écarter ses résultats comme une simple
« sélection », une évaluation subjective et non-scientifique 41
.
En s'efforçant d'identifier les significations permises par les
textes, en prenant garde à ne pas présenter comme une exigence
du droit ce qui n'est qu'une option possible, l'auteur
aura dans tous les cas contribué à une meilleure connaissance
du droit. L'établissement de plusieurs significations possibles
est déjà un apport conséquent, qui montre par exemple que
la décision du juge n'était pas « dictée par le droit ». Plusieurs
théoriciens de l'interprétation scientifique lui fixent ainsi pour
objectif d'établir « plusieurs » et non pas « toutes » les significations
42
.
La relative facilité de l'interprétation scientifique du droit,
il faut le remarquer pour finir, tranche avec la difficulté de
mener des analyses réalistes dignes de leurs prétentions. Telle
que la conçoivent les théoriciens réalistes, la science du droit
devrait en effet s'appuyer sur des analyses sociologiques dont
les contours ne sont cependant guère esquissés. Plutôt que
d'interpréter les textes, on devra par exemple identifier les
« méthodes d'interprétation » admises dans une « culture juridique
» 43
. Ce dernier concept est au cœur des raisonnements
,
par ailleurs extrêmement rigoureux de Pierluigi Chiassoni 44
sans que l'on sache bien à quoi il correspond et comment
on en prend connaissance. La vigilance envers les choix idéologiques
et les évaluations cachées qui entachent les prétentions
de décrire le droit disparaît complètement à l'égard de
la « culture juridique », qui paraît pourtant beaucoup plus
mystérieuse.
C. Mise en œuvre de l'interprétation
scientifique
Quelques exemples de mise en œuvre de l'interprétation scientifique
permettront de mieux la comprendre et de montrer
41 V. en ce sens H. Dreier, Rechtslehre, Staatssoziologie und Demokratietheorie bei Hans
Kelsen, 2e
éd., 1990, Baden-Baden, Nomos, p. 149, note 342.
42 A. Merkl, « Das Recht im Lichte seiner Anwendung », in Gesammelte Schriften,
vol. I/1, 1993, Duncker & Humblot, p. 118 ; S. Paulson, « Kelsen on Legal
Interpretation », Legal Studies 1990, p. 146 ; S. Paulson, « Formalism, 'Free
Law', and the 'Cognition'Quandary: Hans Kelsen's Approaches to Legal
Interpretation », University of Queensland Law Journal 2008, p. 25 ; R. Ponsard,
« Les moyens d'une analyse scientifiquement et juridiquement critique : l'exemple
de l'étude des décisions du Conseil constitutionnel », in Annuaire international de
justice constitutionnelle, 2016, Economica, p. 83, n° 31.
43 P. Chiassoni, Interpretation without Truth. A Realistic Enquiry, 2019, Cham,
Springer, p. 27 ; É. Millard, Théorie générale du droit, 2e
p. 98.
éd., 2022, Paris, Dalloz,
44 P. Chiassoni, Interpretation without Truth. A Realistic Enquiry, 2019, Cham,
Springer, p. 27, 123, 132, 156 et s.
45 J.-L. Cassely, « Mariage pour tous : les amendements provocs de Jacques
Bompard », Slate, 29 janv. 2013 : https://lext.so/Mg8ifs.
46 P. Fontanier, Les figures du discours, 1977, Paris, Flammarion, p. 148.
qu'elle peut aboutir à des résultats dont on peut penser qu'ils
contreviennent à toutes les « intentions », à tous les « buts »
que l'on peut raisonnablement imaginer. L'ambulance dans le
parc est un premier exemple. On peut en donner deux autres.
S'il n'est accompagné d'aucune autre précision dans le droit
positif, l'écriteau « Interdit aux chiens » s'applique aux chiens
d'aveugle, mais pas aux crocodiles. Il sera loisible d'argumenter
pour d'autres solutions, en invoquant notamment le
but recherché par la mesure. Ce raisonnement, néanmoins,
ne relève pas de l'interprétation, qui s'efforce uniquement
d'identifier la signification de l'énoncé.
En 2013, lors du débat parlementaire sur la loi ouvrant le
mariage aux personnes de même sexe, un député d'extrême
droite déposa plusieurs amendements en vue de permettre
le mariage entre plus de deux personnes, entre mineurs, ou
entre membres de la même famille 45
. Tous ces amendements
étaient motivés de la manière suivante : « Le gouvernement
justifie l'élargissement du mariage aux couples de même
sexe par l'existence de couples homosexuels et par l'amour
que peuvent se porter ces personnes. S'il poursuivait son
raisonnement, le gouvernement devrait donc supprimer
toute condition restrictive au mariage qui ne serait alors plus
qu'une reconnaissance sociale de l'intérêt que se portent des
personnes. Ainsi, pour supprimer toute forme de discrimination,
il conviendrait de l'étendre à toutes les formes de famille,
sans distinction de sexe, d'orientation sexuelle, d'origine, de
nombre, d'âge ou de lien de parenté ». Ce député s'efforçait
donc de dissuader l'assemblée en faisant mine de l'encourager
à poursuivre dans la même voie. Ses amendements constituaient
des épitropes, cette figure qui, « dans la vue même
de nous détourner d'un excès, ou de nous en inspirer soit
l'horreur, soit le repentir, semble nous inviter à nous y livrer
sans réserve, ou à y mettre le comble, et à ne plus garder de
mesure » 46
. Si ces amendements avaient été adoptés, la loi
aurait autorisé le mariage entre trois frères, quand bien même
l'intention contraire de leur auteur était parfaitement identifiable.
Tout ce que la recherche de « l'intention du législateur »
pourrait démontrer, c'est que l'auteur de l'amendement ne
voulait pas réellement d'une telle norme. Dès lors que le droit
est constitué d'énoncés produits selon une certaine procédure,
les normes juridiques sont celles qui ressortent de ces énoncés,
et non des déclarations qui les accompagnent.
D. L'implicite
Un outil redoutable pour fausser l'interprétation est l'argument
de « l'implicite ». Il est utilisé pour écarter des significations
qui sont pourtant portées par l'énoncé, ou au contraire
pour rattacher à l'énoncé des significations qu'il n'exprime
pas. Afin de préciser son rôle dans l'interprétation scientifique,
il faut préciser ce que l'on entend par « explicite » et
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