Revue - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger N°4-2024 - 39

Débat
positif de manière neutre (A). Les réalistes qui sont proches
de le concéder nient cependant l'intérêt d'une telle entreprise
(B). Ils se trompent.
A. Une description impossible ?
La thèse centrale de la TRI est qu'il n'existe aucun moyen
objectif de distinguer entre une « bonne » et une « mauvaise »
interprétation, c'est-à-dire entre une signification permise ou
non par l'énoncé. L'impossibilité d'une description neutre des
significations permises par les énoncés peut être défendue de
trois manières. La première sert surtout des intérêts rhétoriques.
Les deux autres ne sont plus sérieuses qu'en apparence.
1. Le scepticisme linguistique
La première manière de prétendre impossible l'interprétation
scientifique correspond à ce que Michel Troper a appelé la
version forte de la TRI : « Selon la version forte, un texte est
toujours indéterminé, d'où il découlerait que l'interprète ne
peut pas être lié par ce texte » 83
. Cette thèse paraît porter sur
le langage : elle affirme que les énoncés permettent toutes les
interprétations. L'auteur qui entendrait établir les significations
admises par un énoncé ne se livrerait qu'à des évaluations
invérifiables 84
.
Mais l'idée qu'un énoncé, dans son contexte, permet absolument
toutes les significations est évidemment fausse. Le scepticisme
radical ne mène pas bien loin. Le langage ne pourrait
pas fonctionner si les énoncés n'avaient pas de significations,
les êtres humains ne pourraient pas communiquer. Les adeptes
de la TRI ne pourraient pas s'intéresser au droit, par exemple
aux décisions de justice. Ils ne prendraient jamais la plume
et ne s'adresseraient pas aux étudiants ou à leurs collègues.
Ils vivraient reclus dans des cavernes, et se consacreraient à
la cueillette et à la chasse en poussant des grognements. Bref,
comme l'écrit Umberto Eco : « Soyons réalistes : il n'est rien
de plus significatif qu'un texte qui affirme son divorce d'avec
le sens » 85
.
Ce n'est donc pas cette thèse qui est véritablement défendue
par les réalistes. Michel Troper a pu l'écrire clairement : « Il est
évident, même aux yeux des plus sceptiques, que les textes ont
un sens ou même plusieurs, puisque nous les comprenons,
pourvu que nous connaissions la langue dans laquelle ils sont
énoncés » 86
. Cette mise au point, cependant, ne l'absout pas
complètement, tant la TRI me paraît avoir profité de cette
confusion. Ce que soutient en réalité la thèse réaliste, on y
revient dans un instant, c'est que l'interprète juridiquement
habilité peut attribuer n'importe quelle signification au texte,
83 M. Troper, « Réplique à Otto Pfersmann », RFDC 2002, p. 342.
84 M. Troper, La théorie du droit, le droit, l'État, 2001, Paris, PUF, p. 13.
85 U. Eco, Les limites de l'interprétation, 1992, Paris, Grasset, trad. M. Bouzaher,
p. 18.
86 M. Troper, « Sur la théorie guastinienne de l'interprétation. La distinction entre
text-oriented et fact-oriented interpretation », in P. Comanducci (dir.), L'arte delle
distinzione. Scritti per Riccardo Guastini, vol. 1, 2018, Madrid, Marcial Pons,
p. 62 ; v. aussi A. Le Pillouer, « Indétermination du langage et indétermination
du droit », Droit & Philosophie 2017, p. 29.
et qu'il s'agira de sa « signification juridique ». Mais affirmer,
pour dire cela, que les textes juridiques n'ont « pas de sens
avant d'être interprétés » 87
par les organes juridiques, que
, demeurent
seule « l'interprétation émanant d'un organe habilité (...) permet
de dire quel est le sens véritable » du texte 88
des formules trompeuses voire, qu'on me pardonne le terme,
légèrement racoleuses.
Les thèses les plus extrêmes, les plus scandaleuses, présentent
en effet un avantage certain sur les thèses modérées. Dire
des choses choquantes tant elles sont fausses est une bonne
stratégie marketing. En répétant que les énoncés n'ont « pas
de signification », on profite du charme de la subversion, du
« post-modernisme », de la séduction propre aux positions
extrêmes.
2. Un choix idéologique
Une manière plus fine de contester la possibilité d'une interprétation
objective des énoncés consiste à soutenir que toute
interprétation repose sur le choix préalable d'une méthode
qui révèle une idéologie 89
. Cette idée est convaincante pour
décrire la pratique de la plupart des acteurs juridiques. Les
prétendues « méthodes d'interprétation » sont bien souvent la
mise en œuvre d'une idéologie : assurer l'égalité de traitement
entre les individus ou au contraire le règne de la race aryenne,
la souveraineté du législateur ou au contraire la domination
de la Constitution 90
. Mais on ne saurait placer sur le même
plan la démarche qui s'attache simplement au sens des énoncés.
Pierluigi Chiassoni affirme pourtant que l'interprétation
« littérale », l'intérêt pour le sens conventionnel des énoncés,
découle d'une idéologie, comme les autres méthodes. Elle
traduit par exemple l'idée que la loi doit être formulée d'une
manière telle que les citoyens la comprennent, elle vise à restaurer
la dignité du législateur, à augmenter la sécurité juridique,
à rendre le droit accessible à tout locuteur compétent 91
.
Mais à vrai dire, si elle est plus élaborée, cette thèse n'est pas
sans rappeler le scepticisme linguistique. En effet, la possibilité
de comprendre les énoncés n'est pas un choix mais un
constat. Si la science du droit effectue bien un choix, ce n'est
pas au sujet de la méthode d'interprétation, mais de l'objet
interprété : le droit. Ce faisant, la science du droit ne prend
pas position, comme l'écrit Arnaud Le Pillouer, sur ce que le
droit « devrait être » 92
, mais sur ce que le droit est. Or, une
87 V. par ex. M. Troper, « Sur la théorie guastinienne de l'interprétation. La distinction
entre text-oriented et fact-oriented interpretation », in P. Comanducci (dir.),
L'arte delle distinzione. Scritti per Riccardo Guastini, vol. 1, 2018, Madrid, Marcial
Pons, p. 64.
88 M. Troper, La théorie du droit, le droit, l'État, 2001, Paris, PUF, p. 88.
89 P. Chiassoni, Interpretation without Truth. A Realistic Enquiry, 2019, Cham,
Springer, p. 4 et 109.
90 P. Chiassoni, Interpretation without Truth. A Realistic Enquiry, 2019, Cham,
Springer, p. 71 et 128 ; v. aussi A. Merkl, « Zum Interpretationsproblem », in
Gesammelte Schriften, vol. I/1, 1993, Duncker & Humblot, p. 82 et s.
91 P. Chiassoni, Interpretation without Truth. A Realistic Enquiry, 2019, Cham,
Springer, p. 84 et 116, p. 101 et 145 ; dans le même sens A. Le Pillouer,
« Indétermination du langage et indétermination du droit », Droit & Philosophie
2017, p. 36 et 39.
92 A. Le Pillouer, « Indétermination du langage et indétermination du droit », Droit
& Philosophie 2017, p. 39.
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