Revue - Revue des contrats 1-2024 - 26

Responsabilité
les constatations de fait de l'arrêt d'appel relatives au comportement
intolérable du dirigeant de la société Calmina à l'endroit du personnel
de la société Sodileve, la Cour de cassation a admis qu'il en ressortait
que cette attitude était d'une gravité telle qu'elle rendait impossible
la poursuite des relations contractuelles et, surtout, que la cour
d'appel « n'était pas tenue de rechercher si une mise en demeure
avait été préalablement délivrée à cette société, dès lors qu'elle eût
été vaine ».
L'arrêt commenté consacre donc une nouvelle hypothèse de dispense
de mise en demeure que la lettre de l'article 1226 du Code civil
n'avait pas envisagée, celle de la vanité de cette mise en demeure (I).
Il invite également à s'interroger sur la portée de cette dispense :
qu'aurait donc risqué le contractant ayant notifié la rupture si l'inutilité
de la mise en demeure n'avait pas été reconnue ? Des dommages
et intérêts, sans aucun doute, mais de quel montant (II) ?
I. La consécration d'une nouvelle
hypothèse de dispense de mise en
demeure
2. Alors que la formulation restrictive de l'article 1226 du Code civil
semblait littéralement signifier que l'urgence serait la seule hypothèse
où un contractant pouvait se dispenser d'adresser à son cocontractant
une mise en demeure avant la résiliation par notification, l'arrêt
attaqué affirme au contraire que la formalité n'est pas non plus
exigée lorsqu'elle serait vaine. En soi, la solution ne surprend guère.
Sous l'empire du droit antérieur à la réforme opérée par l'ordonnance
du 10 février 2016, et lorsqu'elle faisait application du principe
dégagé par l'arrêt Tocqueville (5)
selon lequel le comportement grave
d'une partie pouvait justifier que l'autre mette fin unilatéralement
au contrat, la haute juridiction dispensait le créancier d'une mise en
demeure préalable à la résolution (6)
clause contractuelle l'exigeait expressément (7)
, et ce, quand bien même une
. Aussi n'est-il guère
étonnant que, appliquant l'article 1226 du Code civil, dont la parenté
avec la jurisprudence Tocqueville est évidente, elle ait entendu élargir
la dispense de mise en demeure au-delà du strict carcan de l'urgence.
C'est chose faite : la vanité de la mise en demeure est une autre hypothèse
de dispense de mise en demeure, et la Cour de cassation en
dégagera peut-être une ou plusieurs autres à l'avenir. Dans l'attente,
penchons-nous déjà sur le sens de la présente décision. Quelles circonstances
rendent vaine la mise en demeure préalable ? Elles ne
peuvent s'identifier qu'au regard de la finalité de la mise en demeure.
Si celle-ci a, potentiellement, plusieurs fonctions, lorsqu'elle précède
la résolution par notification, la mise en demeure préalable a clairement
pour objet de donner au débiteur une dernière chance de
remédier à l'inexécution avant de perdre le bénéfice du contrat (8)
. Ce
qui permet de constater que la mise en demeure est vaine lorsque,
(5) Cass. 1re
civ., 13 oct. 1998, n° 96-21485 : Bull. civ. I, n° 300 ; D. 1999, p. 197, note
C. Jamin ; D. 1999, somm., p. 115, note P. Delebecque ; Defrénois 30 mars 1999,
n° 36953, p. 374, note D. Mazeaud ; RTD civ. 1999, p. 394, note J. Mestre.
(6) La solution a été assez rapidement dégagée. V., par ex., Cass. 1re
civ., 24 sept.
2009, n° 08-14524 : RDC 2010, p. 690, note C. Pelletier.
(7) Cass. 3e
civ., 8 févr. 2018, n° 16-24641 : Bull. civ. III, n° 16 ; RTD civ. 2018, p. 404,
note H. Barbier ; JCP G 2018, p. 453, note A. Etienney de Sainte Marie.
(8) V., par ex., O. Deshayes, « La mise en demeure préalable aux sanctions de
l'inexécution contractuelle : état des lieux critique après la réforme de 2016 »,
RDC mars 2019, n° RDC115x3, qui démontre que la mise en demeure a en réalité
plusieurs finalités, notamment, et selon l'hypothèse, de constituer le débiteur en
retard ou de lui offrir une dernière chance de s'exécuter.
24
Revue des contRats 1 - MaRs 2024
objectivement, l'inexécution est irrémédiable et que le contrat a
d'ores et déjà perdu tout intérêt pour le créancier. Qu'un contrat
d'entreprise ait été conclu en vue de la confection d'une robe mariée
et que, méconnaissant le délai de rigueur stipulé, l'entrepreneur n'ait
pas réalisé la chose avant la noce, et l'on ne voit guère l'intérêt d'imposer
au client déçu de mettre en demeure le prestataire d'exécuter,
quand cette exécution ne pourra en tout état de cause pas procurer
la satisfaction attendue. De fait, « l'exigence de mise en demeure
n'a de sens que si l'exécution volontaire est encore possible » (9)
. Et
la Cour de cassation l'a au demeurant admis de longue date s'agissant
de l'octroi de dommages et intérêts : la mise en demeure n'est
pas nécessaire lorsque « l'inexécution était acquise et avait causé un
préjudice » (10)
, principe consacré par les articles 1231 (s'agissant des
dommages et intérêts) et 1231-5 du Code civil (s'agissant de la clause
pénale), qui dispensent la victime de toute mise en demeure lorsque
l'inexécution est « définitive ».
3. Mais ce qui, au fond, est particulièrement intéressant dans l'arrêt
commenté c'est d'illustrer que la vanité de la mise en demeure ne
doit pas s'entendre exclusivement d'une inexécution objectivement
irrémédiable. Le donneur d'ordre avait, en l'espèce, un comportement
odieux avec le personnel de son prestataire de services. Que ce
comportement soit grave, voilà qui est hors de doute ; qu'il soit irrémédiable
l'est bien davantage. Aussi bien, s'il avait été précisément
mis en demeure de cesser son attitude déplorable, le dirigeant aurait,
peut-être, modifié radicalement son comportement.
Pourquoi donc, en l'espèce, la Cour de cassation a-t-elle tout de
même considéré que les constatations de la cour d'appel suffisaient
à caractériser l'inutilité de la mise en demeure ? Deux interprétations
paraissent possibles, l'une qui tient à la nature de la faute commise,
l'autre qui fait fond sur ses conséquences pour sa victime.
Premièrement, l'on peut penser que c'est la particularité de la faute
commise qui pourrait justifier la solution (11)
: celle-ci ne tient pas en
l'espèce en une inexécution d'une obligation spécifiquement stipulée,
mais dans le comportement d'une partie au contrat, la créancière
de la prestation de service. En l'espèce, la cause de la rupture ne
tient donc pas dans l'inexécution plus ou moins grave d'une obligation
contractuelle stricto sensu mais bien plutôt dans la détestable
attitude adoptée par une partie en cours d'exécution. Ce qui pourrait
laisser penser que la rupture pour faute de comportement et la rupture
pour inexécution ne seraient pas nécessairement soumises à
des formalités identiques. Là où la seconde impliquerait, sauf urgence
ou inexécution objectivement irrémédiable, une dernière chance
donnée au débiteur (et donc une mise en demeure préalable), la première
pourrait donner lieu à rupture immédiate. Deux ordres d'idées
pourraient le justifier. Déjà, l'auteur d'une faute de comportement, et
l'espèce le démontre parfaitement, bien souvent ne mérite strictement
aucune mansuétude. Ayant méconnu la norme générale devant
présider à toutes relations sociales en insultant, abusant ou menaçant
son contractant, il ne mérite aucune protection contre la rupture
(9) F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénédé, Les obligations, 13e
n° 1434.
éd., 2022, Dalloz,
(10) Cass. ch. mixte, 6 juill. 2007, n° 06-13823 : Bull. civ. ch. mixte, n° 9 ; JCP G
2007, II 10175, note M. Mekki ; JCP G 2008, I 125, n° 12, note P. Stoffel-Munck ; RTD
civ. 2007, p. 787, note P. Jourdain ; D. 2007, p. 2642, note G. Viney ; Defrénois 30 oct.
2007, n° 38667, p. 1442, note E. Savaux ; RDC 2007, p. 1115, note D. Mazeaud.
(11) V., en ce sens, O. Deshayes, « Le comportement inacceptable d'une partie
justifie la résolution unilatérale du contrat sans mise en demeure préalable », note
ss Cass. com., 18 oct. 2023, n° 20-21579, JCP G 2023, act. 1329.

Revue - Revue des contrats 1-2024

Table des matières de la publication Revue - Revue des contrats 1-2024

Revue - Revue des contrats 1-2024 - 1
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 2
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 3
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 4
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 5
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 6
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 7
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 8
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 9
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 10
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 11
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 12
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 13
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 14
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 15
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 16
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 17
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 18
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 19
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 20
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 21
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 22
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 23
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 24
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 25
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 26
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 27
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 28
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 29
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 30
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 31
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 32
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 33
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 34
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 35
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 36
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 37
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 38
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 39
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 40
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 41
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 42
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 43
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 44
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 45
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 46
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 47
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 48
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 49
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 50
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 51
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 52
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 53
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 54
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 55
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 56
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 57
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 58
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 59
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 60
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 61
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 62
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 63
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 64
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 65
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 66
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 67
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 68
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 69
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 70
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 71
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 72
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 73
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 74
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 75
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 76
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 77
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 78
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 79
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 80
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 81
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 82
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 83
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 84
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 85
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 86
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 87
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 88
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 89
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 90
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 91
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 92
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 93
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 94
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 95
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 96
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 97
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 98
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 99
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 100
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 101
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 102
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 103
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 104
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 105
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 106
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 107
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 108
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 109
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 110
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 111
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 112
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 113
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 114
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 115
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 116
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 117
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 118
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 119
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 120
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 121
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 122
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 123
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 124
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 125
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 126
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 127
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 128
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 129
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 130
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 131
Revue - Revue des contrats 1-2024 - 132
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-02995-5
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-15133-5
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-15129-8
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-15061-1
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-15058-1
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-15128-1
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-15132-8
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-15060-4
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-02994-8
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-15057-4
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-15127-4
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-15131-1
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-11751-5
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-02983-2
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-15056-7
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-11685-3
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-11750-8
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-11747-8
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-11749-2
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-11746-1
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-11719-5
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-11748-5
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-11718-8
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-11088-2
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-11680-8
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-11717-1
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-02973-3
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/978-2-275-02972-6
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/RGDA-6-2015_112g1
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/RGA_1-2015
https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/LGDJ/RDC_2014-2
https://www.nxtbookmedia.com