Revue - Revue des contrats 1-2024 - 27
Responsabilité
du contrat, notamment pas celle qui pourrait résulter d'une mise en
demeure préalable. Analysant l'arrêt sous commentaire, le professeur
Deshayes a ainsi souligné que « l'on sent bien, en réalité, que ce n'est
pas tellement le caractère irrémédiable de l'inexécution qui a été
décisif ; c'est le fait que l'octroi d'une dernière chance n'apparaissait
pas opportun au regard du comportement inacceptable d'une des
parties. D'une appréciation objective visant à répondre à la question :
" le débiteur peut-il encore exécuter ses obligations ? " , on a glissé
vers une appréciation subjective visant à répondre à la question " le
débiteur mérite-t-il une dernière chance ? " . Aussi, sous les habits
d'une solution impeccablement mais froidement fondée sur l'inutilité
de la mise en demeure, devine-t-on aisément le poids de la réprobation
provoquée par le comportement du contractant, lequel n'a
pas tant rendu l'exécution d'une prestation impossible qu'il a rendu
le maintien de la relation contractuelle intolérable » (12)
. Ensuite, et
surtout, la rupture pour faute comportementale n'est en réalité pas
même visée par l'article 1226 du Code civil : littéralement, ce texte
autorise le créancier à résilier unilatéralement le contrat par notification
sous réserve de « préalablement mettre en demeure le débiteur
défaillant de satisfaire à son engagement dans un délai raisonnable »,
la mise en demeure devant expressément mentionner que, « à défaut
pour le débiteur de satisfaire à son obligation, le créancier sera en
droit de résoudre le contrat ». Et, en cas de contestation judiciaire
du bien-fondé de la rupture, « le créancier doit alors prouver la gravité
de l'inexécution ». Dit autrement, le texte n'envisage que l'hypothèse
d'une véritable inexécution d'un engagement contractuel, là où
la faute de comportement constitue un manquement à une norme
générale de civilité, pas à une obligation contractuelle spécifique (sauf,
bien artificiellement, à déduire du devoir d'exécuter de bonne foi une
« obligation » contractuelle de se comporter décemment). Pour le dire
d'un mot, le dirigeant d'une société donneur d'ordre peut bien insulter
ou menacer les salariés de son prestataire de services, tout en
exécutant parfaitement son obligation contractuelle de payer le prix
de la prestation. Ce qui laisse à penser que la résiliation pour faute de
comportement ne relève pas tant de l'article 1226 du Code civil, que
de l'hypothèse originaire visée par l'arrêt Tocqueville, soit le « comportement
» (et non l'inexécution) grave. Et, au fond, pourquoi ne pas
considérer que ces deux hypothèses différentes (inexécution grave et
comportement grave) donneraient lieu à deux régimes différents de
résiliation par notification : celle précisément visée par l'article 1226
du Code civil s'agissant de l'inexécution (avec donc l'exigence d'une
mise en demeure préalable), et celle de la jurisprudence Tocqueville
(qui serait donc, en sous-main, maintenue malgré l'ordonnance du
10 février 2016), dont on sait qu'elle n'exigeait en principe pas une
telle formalité ? L'analyse, si elle est séduisante, ne paraît toutefois
que très imparfaitement rendre compte du sens de l'arrêt commenté.
C'est bien en application des articles 1224 et 1226 du Code civil, dont
elle a pris le soin de rappeler les termes, que la Cour de cassation a
rendu sa décision : rien ne laisse penser qu'elle a entendu ménager
une hypothèse de rupture unilatérale qui ne serait pas visée par ces
textes. Plus encore, l'arrêt affirme que la mise en demeure n'a pas à
être délivrée lorsqu'elle est « vaine », non pas lorsque la cause de la
rupture tient à une faute comportementale.
4. Deuxièmement, et tentant donc de donner un sens à ce que littéralement
la décision attaquée semble signifier, l'on peut encore retenir
(12) V., en ce sens, O. Deshayes, « Le comportement inacceptable d'une partie
justifie la résolution unilatérale du contrat sans mise en demeure préalable », note
ss Cass. com., 18 oct. 2023, n° 20-21579, JCP G 2023, act. 1329.
que, en réalité, elle implique que la mise en demeure pourrait être
vaine quand bien même objectivement l'inexécution n'est pas irrémédiable,
mais qu'elle est subjectivement (dans l'esprit de l'auteur
de la rupture) incurable. L'on pourrait ainsi comprendre que la mise
en demeure est vaine lorsque l'auteur de la rupture, légitimement,
considère qu'il n'a plus rien à espérer de la poursuite de la relation
contractuelle. Ce qui rend vain la mise en demeure est alors non pas
tant que l'erreur du contractant fautif ne pourrait matériellement
pas être redressée, mais la circonstance que, quand bien même elle
le serait, cela ne suffirait pas à restaurer la nécessaire coopération
contractuelle. Au fond, c'est la légitime et irrémédiable perte de toute
confiance de l'auteur de la rupture dans l'aptitude de son contractant
à mener à bien sa mission contractuelle qui rendrait vaine la mise en
demeure préalable. Il est inutile de mettre en demeure son contractant
de remédier à ses manquements quand, en tout état de cause,
dans l'esprit de la partie-victime, lesdits manquements sont irrémédiables.
Ce qui paraît bien correspondre à l'hypothèse de l'espèce :
si le comportement grave du dirigeant avait rendu « impossible » le
maintien des relations contractuelles c'est que, bien légitimement,
les salariés du prestataire de services ne pouvaient que refuser à
l'avenir de maintenir les moindres relations (contractuelles ou autres)
avec le donneur d'ordre.
À supposer cette interprétation exacte, il est évident que bien souvent
la perte de confiance irrémédiable recoupera la faute comportementale.
Le plus fréquemment, c'est l'attitude particulièrement
discutable d'une partie au contrat qui rend définitive la perte de
confiance : il en ira ainsi lorsque, comme en l'espèce, un contractant
a été insultant ou menaçant. A fortiori, le contractant violent
rendra bien souvent vaine une quelconque mise en demeure : imagine-t-on
qu'un créancier victime des coups de son débiteur puisse
être contraint de le mettre en demeure d'à l'avenir s'abstenir de lui
taper dessus ? L'on pourrait songer aussi à une faute de déloyauté :
lorsqu'un contractant a été malhonnête, l'autre, bien souvent, perd
définitivement confiance dans son aptitude à redevenir intègre (13)
.
Mais, et c'est là semble-t-il tout l'enjeu de distinguer la faute comportementale
et la perte de confiance, cette dernière peut, même rarement,
ne pas nécessairement procéder de la première. L'on peut ainsi
imaginer qu'un manquement particulièrement grave d'un contractant
(qui se rendrait coupable d'une faute lourde voire inexcusable dans
l'exécution) puisse également engendrer une perte de confiance (14)
.
Une inexécution particulièrement grave, révélant la totale incurie du
débiteur ou son absolue incompétence, pourrait ainsi rendre vaine
toute mise en demeure préalable à la résiliation par notification.
Évidemment, tout sera affaire de mesure et la fixation du seuil de ce
qui rendra légitime l'irrémédiable perte de confiance risque d'être
souvent l'objet d'un subtil (et imprévisible) débat judiciaire. Car l'on
pourrait en venir à considérer qu'il existerait des degrés dans les
manquements contractuels appelant des sanctions différenciées :
un manquement simple n'autoriserait pas la résiliation par notification
(mais, le cas échéant, pourrait permettre la mise en œuvre de
la clause résolutoire), le manquement grave mais pas irrémédiable
autoriserait la résiliation par notification, mais sous réserve de mise
(13) V. très net, en ce sens, qui fait le lien entre grave déloyauté d'un contractant
(qui avait menti sur les qualités de la chose vendue), perte de confiance de
son cocontractant, et dispense de mise en demeure, Cass. com., 16 mai 2018,
n° 16-18764.
(14) V., par ex., Cass. 3e civ., 7 juin 2018, n° 17-17440, où la perte de confiance
résultait de l'inaptitude du contractant à « remplir correctement ses obligations ».
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