Revue - Revue des contrats 1-2024 - 43
Régime des obligations contractuelles
mise en œuvre par l'entrepreneur principal-délégant (47)
. Cet effet de
miroir supposera donc le plus souvent une initiative du délégant, mais
à laquelle ce dernier aura généralement tout intérêt, ne serait-ce que
pour faire l'économie d'un recours du délégué solvens et des risques
qui s'y attachent (48)
.
En somme, dans ce prisme, la solution de l'arrêt commenté ne remet
nullement en cause le caractère incertain de la délégation prévue à
l'article 14 de la loi de 1975. Elle n'aboutit pas à interdire au maître
de l'ouvrage-délégué d'invoquer tous les événements affectant la
créance issue du sous-traité, mais devrait laisser place à ceux qui
influent effectivement sur le quantum de cette créance.
5. La motivation de l'arrêt invite tout de même à se demander si la
Cour n'entend pas également condamner, dans le domaine de l'article
14, la figure de la délégation incertaine. Rappelons en effet que
la délégation dont il était question en l'espèce n'était vraisemblablement
pas assortie d'une clause d'inopposabilité des exceptions, mais
contenait simplement une clause précisant que l'entrepreneur principal
(délégué) n'aurait à payer que les seules factures du sous-traitant
de deuxième rang (délégataire) « acceptées » par le sous-traitant de
premier rang (délégant). N'y avait-il pas là précisément une délégation
incertaine ? Dès lors, en écartant l'article 14 pour approuver les
juges d'appel d'avoir débouté le délégataire de ses demandes contre
le délégué, l'arrêt ne laisse-t-il pas entendre que la solution aurait été
différente sur le terrain dudit article et, donc, que celui-ci proscrit non
seulement la délégation assortie d'une stipulation d'opposabilité des
exceptions, mais également la délégation incertaine ? En y regardant
de près, il semble que non.
Qu'une facture ne soit pas « acceptée » par son destinataire ne signifie
évidemment pas en soi qu'elle n'est pas due. On peut donc comprendre
que la seule absence d'acceptation des factures litigieuses
n'eût pas suffi à débouter le sous-traitant-délégataire sur le terrain
de l'article 14. D'ailleurs, ayant eu à connaître, sur ce même terrain,
de clauses semblables, prévoyant que le maître de l'ouvrage-délégué
ne paierait que sur « ordre » de l'entrepreneur principal-délégant, la
Cour en a retenu une vision restrictive en vertu de laquelle la seule
absence d'ordre ne suffit pas à empêcher le jeu de la délégation si
ne s'y ajoute une contestation effective de la bonne exécution des
travaux sous-traités (49)
. Plus précisément, elle a décidé que le juge
ne peut écarter l'action du délégué motif pris d'une clause de ce
type « sans relever que la bonne exécution des travaux dont le paiement
[est] demandé [a] été valablement contestée par le maître de
l'ouvrage ou l'entrepreneur principal » (50)
. On est ici très proche de
la délégation incertaine et de la nécessité, précédemment évoquée,
d'une réduction effective du quantum dû au titre du rapport de référence.
D'ailleurs, les termes dans lesquels la Cour explique cette solution
évoquent précisément le mécanisme du décalque qui est propre
à la délégation incertaine, puisqu'ils qualifient l'ordre en question de
« modalité d'exécution » de la délégation. En somme, sur le terrain de
l'article 14, si la « clause d'ordre » ne peut faire barrage à la demande
(47) Pour des exemples jurisprudentiels : A. Hontebeyrie, « La délégation » in La
transmission des obligations en droit français et en droit belge, Approches de droit
comparé, 2019, Larcier, P. Jourdain et P. Wéry (dir.), p. 867, spéc. n° 16, et note ss
Cass. com., 15 janv. 2013, n° 11-28173 : Bull. civ. IV, n° 10 ; D. 2013, p. 1183. Cela
n'implique toutefois pas forcément que le délégué ne puisse jamais se prévaloir de
la perspective suffisamment sérieuse d'un anéantissement ou d'une réduction, par
exemple dans le cadre d'un référé initié contre lui par le délégataire.
(48) Par exemple, en cas d'insolvabilité du sous-traitant délégataire.
(49) Cass. 3e
2012, n° 11-25622 : Bull. civ. III, n° 194.
(50) Cass. 3e
civ., 19 déc. 2012, n° 11-25622 : Bull. civ. III, n° 194.
de paiement du sous-traitant-délégataire au seul motif d'une absence
d'ordre, elle peut tout de même permettre de lui opposer une mauvaise
exécution effective des travaux sous-traités (51)
.
Mais alors, objectera-t-on, dans l'arrêt commenté, pourquoi la Cour
a-t-elle admis le jeu du procédé en question sur le terrain du droit
commun ? Si l'on était en présence d'une délégation incertaine, et si
les factures litigieuses, quoique non acceptées, étaient bien dues, le
délégué ne devait-il pas de toute façon être condamné par les juges
du fond ? En réalité, l'explication tient sans doute, non pas à la physionomie
de la délégation en cause, mais à son périmètre. La Cour
se rapporte à l'analyse des juges d'appel selon laquelle le délégué
« ne s'était pas engagé » à payer les factures non acceptées par le
délégant. De ce seul point de vue, l'action du délégataire contre le
délégué devait être écartée, non pas, sans doute, en raison d'une
exception tirée des rapports délégant-délégataire, mais plus simplement
parce que l'engagement même qu'il invoquait quant aux factures
non acceptées faisait défaut (52)
. Bien plus qu'une exception,
c'est l'absence de la délégation telle qu'invoquée par le délégué qui
devait faire barrage à son action. Dans cette optique, la motivation
de l'arrêt relative aux exceptions tirées du sous-traité prend encore
davantage de relief, parce qu'elle n'était pas strictement nécessaire.
En tout cas, elle ne condamne pas la délégation incertaine sur le terrain
de l'article 14.
6. L'arrêt conduit encore à s'interroger sur la question des exceptions
délégué-délégant, c'est-à-dire celles tirées de l'entreprise principale.
Rien n'y est dit à leur sujet (53)
. La stipulation contraire est-elle permise
pour ces exceptions-là, sur le terrain de l'article 14 ? Le cas échéant, il
serait permis de s'en étonner. Certes, une telle stipulation donnerait au
maître de l'ouvrage la possibilité de « récupérer », dans une certaine
mesure, l'opposabilité des exceptions tirées du sous-traité, s'agissant
des exceptions qui sont imputables au sous-traitant et qui affectent
corrélativement l'entreprise principale (54)
, ce qui serait légitime. Mais
elle irait bien au-delà. Elle permettrait en effet également au maître de
l'ouvrage de refuser de payer le sous-traitant en se prévalant d'exceptions
tirées de l'entreprise principale qui ne sont pas imputables à ce
dernier (55)
. Il y aurait là un déficit très net de garantie par rapport au
cautionnement, dans lequel de telles exceptions, au contraire, ne sont
pas opposables au sous-traitant par la caution. Rapprochée de l'inopposabilité
des exceptions tirées du sous-traité, sanctuarisée par l'arrêt,
une telle solution serait d'autant plus curieuse. L'objectif étant de
protéger le sous-traitant, on comprendrait bien mieux qu'il soit, d'une
part, permis de lui opposer les exceptions tirées du sous-traité, en tant
qu'elles lui sont imputables, mais, d'autre part, interdit de lui opposer
(51) V. les observations d'une magistrate de la Cour sous l'arrêt précité du 19 déc.
2012 : « Le maître de l'ouvrage peut légitimement souhaiter que le paiement soit
subordonné à la vérification de la réalité et de la qualité du travail exécuté. Mais pour
que la clause d'ordre n'occupe qu'une place de modalité d'exécution de la délégation
de paiement, l'entrepreneur principal doit apporter une réponse expresse et
motivée en cas de refus, afin que le sous-traitant puisse, le cas échéant, opposer
des arguments » (V. Georget, obs. ss Cass. 3e
civ. III, n° 194 ; D. 2013, p. 1164, spéc. n° 67).
(52) En ce sens égal. : H. Kassoul, obs. ss Cass. 3e
B : LEDC janv. 2024, n° DCO201y7.
(53) C'est une différence notable par rapport à l'arrêt rendu par la troisième
chambre civile en 2018 (Cass. 3e
civ., 23 mai 2007, n° 06-13723 : Bull. civ. III, n° 81 - Cass. 3e civ., 19 déc.
évoqué (supra note 7).
(54) Par ex., une inexécution du sous-traité caractérisant corrélativement une
inexécution de l'entreprise principale suffisamment grave pour permettre au
maître de l'ouvrage d'opposer l'exception d'inexécution à l'entrepreneur principal
et donc au sous-traitant.
(55) Par ex., des malfaçons commises par l'entrepreneur principal ou par un autre
sous-traitant.
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civ., 7 juin 2018, n° 17-15981, B), précédemment
civ., 19 déc. 2012, n° 11-25622 : Bull.
civ., 23 nov. 2023, n° 22-17027,
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