Revue - Revue des contrats 1-2024 - 85

Un auteur, une idée
201v0
UN AUTEUR, UNE IDÉE
Joseph-Émile Labbé
À l'heure où la jurisprudence prend très
probablement trop d'importance, à la fois par
sa quantité et la révolution des méthodes
de juger, il est bon de méditer les leçons de
l'un des plus grands arrêtistes qu'ait connu le
droit français.
Par Pierre-Yves Gautier
Professeur à l'université Paris-Panthéon-Assas, directeur de l'École de droit
RDC201v0
1. Joseph-Émile Labbé (1823-1894) fut le pionnier de la note d'arrêt
et lui donna ses lettres de noblesse. Il eut plusieurs vies : il fut en
effet avocat à la Cour, premier secrétaire de la Conférence ; chef de
cabinet de Troplong, lorsque celui-ci accéda à la présidence du Sénat.
Il se présenta au premier concours d'agrégation (1856), à l'époque
où celui-ci était (très heureusement) unique, sans division des disciplines
et fut reçu deuxième, dans la même promotion que Beudant et
Bufnoir. Il eut alors la chance d'être directement nommé à la faculté
de droit de Paris. Raymond Saleilles figura parmi ses étudiants (année
universitaire 1879-1880). Presque aussitôt, Labbé inaugura une carrière
d'arrêtiste, qualité qui l'a rendu célèbre et conserve vif son
souvenir et, surtout, son apport scientifique au droit français. C'est
dans le recueil Sirey (fondé par Jean-Baptiste), qui constitue le premier
périodique juridique publié à partir de la Révolution française,
qu'il publia pratiquement toutes ses notes de jurisprudence. Celles-ci
s'étalent pour le plus clair entre 1859 et 1894, année de sa mort. Elles
sont signées soit en toutes lettres, soit par les initiales « J.-E. L. » (1)
.
2. Les notes de Labbé obéissent, sur la forme, aux mêmes règles, partagées
au demeurant avec les autres grands arrêtistes de l'époque
(ainsi de Beudant, Planiol, Hauriou, etc.) : deux pages serrées,
quelques références, beaucoup d'idées, un aperçu historique. Ce qui
se perd un peu.
Sur le fond, précisément, l'histoire est très présente et pour cause,
Labbé était historien, de spécialité romaniste, culture d'autant plus
précieuse que l'essentiel du droit civil français, d'ordre patrimonial,
en provient en droite ligne et persiste, encore aujourd'hui.
Labbé publie en pleine période de l'exégèse, c'est-à-dire de la suite
immédiate du Code civil de 1804, glosant sur les nouveaux textes ;
mais il ne s'y laisse pas enfermer, d'abord du fait de sa formation,
ensuite et surtout parce que ceux-ci n'ont été pour le plus clair que la
codification du droit romain et de l'Ancien droit coutumier.
Ses notes sont l'occasion pour lui de dégager de nouveaux principes,
ou de réaffirmer la subsistance de ceux qui existaient déjà. À ce titre,
(1) Par comparaison, à la même époque au Recueil Dalloz, les notes étaient
pour leur majorité anonymes (v. le Dictionnaire du Bicentenaire par A. Bénabent,
P.-Y. Gautier et T. Revet, à paraître Dalloz).
c'est une véritable méthode scientifique qui transparaît de ses écrits.
On en dira quelques mots.
3. La personne de Labbé est si marquante que Christophe Jamin écrivit
à son sujet un article fameux, d'agrégatif, qui a fait date (2)
même deux thèses à son sujet (3)
. Il y eut
.
À l'heure où les méthodes de raisonnement des juges sont radicalement
bouleversées, où le syllogisme, qui constitue la base d'application
du droit français par les juristes, tel que Labbé le pratiqua si
remarquablement, se voit frontalement remis en cause et sans la
moindre légitimation constitutionnelle, par la « balance des intérêts »
et le contrôle de proportionnalité, toutes les occasions de faire valoir
leurs mérites sont bonnes à prendre (4)
. L'éloge de Labbé, qui excella
dans le syllogisme à la fois rigoureux et novateur, en est une.
4. Méthode scientifique. La méthode de Labbé consistait à réfléchir,
après avoir choisi un arrêt à commenter, en se posant toutes
les questions que suggère une espèce, pour dégager la solution la
plus juste et rigoureuse ; ce qui le conduisait à approuver ou critiquer
la décision qu'il annotait au Sirey. Il trouvait cette solution dans les
codes et, à défaut, dans les principes généraux du droit, sans s'enfermer
dans le texte des lois, encore moins interprétées de façon
restrictive.
Car la justice et l'équité ne sont pas propres aux méthodes
« déconstructives » que la Cour de cassation s'est résigné de nos
jours à utiliser, sous la férule des deux Cours suprêmes européennes,
la Cour de justice de l'Union européenne et surtout la Cour européenne
des droits de l'Homme, qui l'obnubile.
Gény ne se trompa pas sur la qualité méthodologique de son aîné
parisien et lui rendit hommage dans une jolie formule : « Il savait
ouvrir la loi aux progrès réclamés par la vie et faire pénétrer l'équité
dans les moules, réputés les plus étroits et les plus rigides, de nos
formules juridiques » (5)
.
L'étudiant de thèse de Gény, à Dijon, Eugène Gaudemet, non plus :
Labbé avait un « sens réaliste, qui n'est autre chose chez lui que l'esprit
historique, appliqué à l'étude continue de la jurisprudence » (6)
.
La réflexion de Gaudemet, formulée lors de conférences en 1923,
prend en 2024 une importance de premier ordre : noyés dans
l'open data, guettés par la prétendue intelligence artificielle, mis en
péril par la balance des intérêts, notre Raison, nos arguments, nos
controverses juridiques ne pourront subsister qu'avec un tel esprit
historique, qui suppose la culture et le travail de documentation qui
va avec. La jurisprudence est une source de premier ordre, mais
ne saurait supplanter les lois, fût-ce sous le couvert commode de
la conventionnalité. C'est d'elles qu'il faut partir, éclairées par leurs
commentaires, ainsi que des décisions rendues pour leur application,
(2) Relire Labbé et ses lecteurs, Archives de philosophie du droit, t. 37, 1992, Sirey,
spéc. p. 256 et s.
(3) F. Baudet, Labbé, arrêtiste : aperçu général de ses doctrines en droit civil, 1908,
C. Robbe ; G. Cohendy, La méthode d'un arrêtiste au XIXe
siècle, 1910, A. Rousseau.
(4) V. P.-Y. Gautier et C. Perchet : « Summum jus, summa injuria : le juge français
recompose à lui seul les valeurs sociales », D. 2023, p. 2246.
(5) Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif, t. I, 2e
éd., 1919, LGDJ,
§ 4.
(6) L'interprétation du Code civil en France, réimpression, 2002, Mémoire du droit,
p. 113.
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