Revue - Revue des contrats 2-2024 - 38

Responsabilité
violation du RGPD qui a produit des conséquences négatives à son
encontre est toutefois tenue de démontrer que ces conséquences
sont constitutives d'un dommage moral, au sens de l'article 82 de
ce règlement » (39)
. Dans le cas d'espèce, cela signifie que si « rien ne
s'oppose à ce que la publication sur internet de données à caractère
personnel et la perte consécutive de contrôle sur celles-ci pendant
un court laps de temps puissent causer aux personnes concernées
un " dommage moral " [...] ouvrant droit à réparation, encore faut-il
que ces personnes démontrent qu'elles ont effectivement subi un tel
dommage, aussi minime fût-il » (40)
.
Chassez le seuil de gravité minimum et il revient au galop, serait-on
tenté de dire, les juges nationaux étant désormais appelés à distinguer
les cas dans lesquels les « conséquences négatives [...] sont
constitutives d'un dommage moral [...] aussi minime fût-il » et ceux
où le demandeur ne fait valoir qu'un simple désagrément et ne parvient
pas à franchir le seuil probatoire érigé en la matière par la CJUE.
Tout laisse à penser que, pour tenter la quadrature du cercle, les
juges du Luxembourg ont refusé de consacrer une règle de minimis
de nature substantielle, faute de fondement textuel en renvoyant au
juge national le soin de faire le tri, sur le terrain du droit de la preuve,
des demandes d'indemnisation. Gageons en effet que le juge national
saisi d'une action fondée sur l'article 82 du RGPD se sente aujourd'hui
plus mal éclairé qu'avant sur la manière dont il doit apprécier l'existence
de « conséquences négatives [...] constitutives d'un dommage
moral » (41)
et que de la jurisprudence nationale émergeront des « fluctuations
» que la CJUE voulait précisément éviter. Dans tous les cas,
le moins que l'on puisse dire est que la Cour est encore très loin de
l'affirmation d'une conception autonome du dommage réparable en
droit de l'Union européenne.
Ajoutons que, malgré ces incertitudes, la solution de la CJUE pourrait
bien, dans l'immédiat, avoir une incidence sur le droit français
de la responsabilité. Peut-on encore soutenir, depuis les arrêts
Österreichische Post et Gemeinde Ummendorf, que « la seule atteinte
à la vie privée ouvre droit à réparation », comme l'a affirmé la Cour de
cassation, dès lors que la demande d'indemnisation vise une atteinte
à la vie privée découlant d'un traitement de données illicite (42)
?
Probablement non, la jurisprudence européenne semble ici condamner
la présomption de préjudice consacrée par le juge français sur le
fondement de l'article 9 du Code civil.
III. La perte de contrôle sur ses données
personnelles, chef de préjudice
autonome ?
Étroitement liée à la question de la délimitation du dommage moral
réparable, la distinction entre dommage et préjudice a également pu
être discutée à propos du contentieux indemnitaire en matière de
protection des données personnelles. Le texte de l'article 82 du RGPD
entretient une ambiguïté à cet égard en évoquant à la fois le dommage
et le préjudice subis par le demandeur sans que l'on sache si
(39) CJUE, 14 déc. 2023, n° C-456/22, pt 21.
(40) CJUE, 14 déc. 2023, n° C-456/22, pt 22.
(41) CJUE, 4 mai 2023, n° C-300/21, pt 50.
(42) Cass. 1re
cette nuance terminologique entraîne des conséquences sur le plan
juridique. Dans d'autres versions linguistiques, on ne retrouve d'ailleurs
pas cette différenciation : à la différence de ce que l'on peut lire
dans le texte français, il y est fait référence au Schaden (en langue
allemande), au damage (en langue anglaise) ou encore au danno (en
langue italienne), sans autre terme concurrent (43)
. Il n'est donc guère
surprenant que les quatre décisions ici commentées utilisent indistinctement
les notions de dommage et de préjudice sans y attacher
une différence sémantique, du moins en apparence.
Si la distinction entre l'atteinte et ses conséquences est devenue
incontournable en droit français dans le domaine du dommage corporel
(44)
, elle soulève en effet de nombreuses interrogations dans
d'autres champs du droit de la responsabilité et, à en croire certains
auteurs, différencier dommage et préjudice serait dépourvu de pertinence
en présence d'une atteinte à un intérêt immatériel (45)
. La question
n'est pas purement théorique pour les actions fondées sur la
violation du RGPD. L'on a pu suggérer, en effet, de consacrer divers
chefs de préjudice réparables, à l'image de ce qui se fait en droit
du dommage corporel. Ainsi, un auteur a pu préconiser l'élaboration
d'une nomenclature de préjudices qui pourrait s'inspirer utilement de
la nomenclature Dintilhac (46)
pour faciliter aussi bien la présentation
des demandes d'indemnisation que l'évaluation des dommages-intérêts
(47)
. Plus particulièrement, il a été proposé de distinguer quatre
chefs distincts (le préjudice émotionnel, le préjudice d'exposition,
le préjudice de pistage et le préjudice réputationnel) pour lesquels
il faudrait tenir compte de divers éléments dont le « sentiment de
dépossession » ou le « trouble sur l'anonymat » (48)
.
Or, dans deux des affaires ici commentées, la CJUE laisse entrevoir
des évolutions en la matière et esquisse l'interprétation que pourrait
recevoir la notion de « dommage matériel ou moral » à cet égard.
Dans sa décision Natsionalna agentsia za prihodite du 14 décembre
2023, la Cour a en effet reconnu que « la notion de " dommage moral "
figurant à [l'article 82 du RGPD] englobe une situation [...] où la personne
concernée invoque [...] sa crainte que ses données à caractère
personnel fassent l'objet d'un futur usage abusif par des tiers » (49)
.
Sous réserve que « cette crainte [puisse] être considérée comme
étant fondée, dans les circonstances spécifiques en cause et au
regard de la personne concernée », celle-ci est alors « susceptible, à
(43) En revanche, dans la version espagnole, les juristes-linguistes de l'Union européenne
distinguent daños et perjucios. Sur l'ambiguïté de la distinction entre dommage
et préjudice dans la langue juridique française, v. B. Dubuisson, « Dommage
ou préjudice : le poids des mots dans les réformes du droit français et du droit
belge de la responsabilité civile », in Mélanges en l'honneur du professeur Suzanne
Carval, 2021, IRJS éd., p. 329.
(44) V. seulement Y. Lambert-Faivre et S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel,
9e
éd., 2022, Dalloz, n° 32 (« cette distinction ne doit jamais être perdue de
vue ») ; C. Quézel-Ambrunaz, Le droit du dommage corporel, 2e éd., 2023, LGDJ,
nos 17 et s., EAN : 9782275131207.
(45) V. en particulier F. Leduc, « Faut-il distinguer le dommage et le préjudice ? :
point de vue privatiste », Resp. civ. assur. 2010, dossier 3, spéc. nos
6 et s. ; O. Berg, La
protection des intérêts incorporels en droit de la réparation des dommages, thèse,
Paris 1/Fribourg, 2006, Bruylant/LGDJ, nos
51 et s.
(46) Sur le rôle de la nomenclature Dintilhac en droit du dommage corporel, v. en
dernier lieu C. Quézel-Ambrunaz, Le droit du dommage corporel, nos
170 et s. (avec
d'autres références), EAN : 9782275131207.
(47) S. Vergnolle, L'effectivité de la protection des personnes par le droit des données
à caractère personnel, thèse, Paris 2, 2022, Bruylant, nos
563 et s.
civ., 5 nov. 1996, n° 94-14798 (jurisprudence constante). - V. en dernier
lieu, Cass. 1re civ., 2 juin 2021, n° 20-13753 : « Le droit dont la personne dispose
sur son image porte sur sa captation, sa conservation, sa reproduction et son utilisation
et que la seule constatation d'une atteinte ouvre droit à réparation ».
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Revue des contRats 2 - Juin 2024
(48) S. Vergnolle, L'effectivité de la protection des personnes par le droit des données
à caractère personnel, thèse, Paris 2, Bruylant, 2022, n° 571 (ces éléments
s'inspirent de la jurisprudence française rendue sur le fondement de l'article 9 du
Code civil).
(49) CJUE, 14 déc. 2023, n° C-340/21, pt 80.
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