Revue - Revue des contrats 2-2024 - 60

Contrats de jouissance
la gravité de l'inexécution finisse par toujours rendre vaine la mise
en demeure et que, en quelque sorte, la gravité du comportement
« absorbe » les circonstances rendant vaines la mise en demeure.
Si une telle évolution devait se réaliser, elle serait regrettable : l'article
1226 contient en effet une condition de fond (l'inexécution suffisamment
grave) et une condition de forme (une mise en demeure
préalable, sauf le cas d'urgence) (4)
. Les deux conditions sont indépendantes
l'une de l'autre et répondent à des finalités différentes.
L'inexécution suffisamment grave, à laquelle on assimile le comportement
grave, montre que la résolution unilatérale est réservée à des
situations exceptionnelles ; cette condition fixe en quelque sorte le
domaine de la résolution unilatérale. L'exigence de mise en demeure,
qui touche au régime de la résolution unilatérale, poursuit quant à
elle d'autres finalités : interpeller le cocontractant sur la gravité de
son manquement ou de son comportement, faciliter la preuve a posteriori
d'un véritable manquement, laisser une dernière chance à la
bonne exécution du contrat...
Ces finalités méritent d'être respectées indépendamment de la gravité
du comportement reproché au cocontractant. Au cas d'espèce, il
ne fait guère de doute que le comportement du bailleur était totalement
déplacé et incorrect. Mais doit-on pour autant en déduire que la
mise en demeure n'aurait pas été utile ? Est-il si certain qu'une mise
en demeure lui interdisant de pénétrer dans les locaux et de se livrer
à ses coupables agissements n'aurait servi à rien ? Même si l'on est
bien conscient de la gravité du comportement adopté par le bailleur
et de la nécessité du locataire de prendre des mesures pour protéger
son personnel, rien ne permet de l'affirmer de manière certaine.
Le danger est donc que la gravité du comportement finisse par être
le seul critère de l'inutilité de la mise en demeure ; sachant que,
(4) Comp. avant la réforme de 2016, Cass. 1re
civ., 22 sept. 2016, n° 15-20614 :
Contrats, conc. consom. 2016, comm. 249, note L. Leveneur, admettant la résolution
unilatérale d'un abonnement dans un centre équestre lorsque le cavalier fait
preuve d'un empressement, « à la limite du harcèlement », à l'égard de cavalières
mineures.
par hypothèse, la résolution unilatérale suppose un comportement
ou une inexécution graves, il ne saurait être exclu que les juges du
fond finissent par considérer que la mise en demeure sera toujours
vaine en raison justement de la gravité du manquement ou du comportement
adopté par un contractant. Un tel automatisme n'est ni
souhaitable ni même bien réaliste : dira-t-on, demain, que le bailleur
peut mettre fin unilatéralement au bail, sans mise en demeure préalable,
parce que le locataire l'a menacé ? ou que le franchiseur peut
résoudre unilatéralement le contrat, dans les mêmes conditions,
parce que le franchisé l'a insulté dans une réunion ? Faudra-t-il, au
sein des inexécutions suffisamment graves pour justifier la résolution
unilatérale, distinguer celles qui sont assez graves pour dispenser
le contractant d'une mise en demeure de celles qui ne le sont pas
assez ? À tout prendre, n'aurait-il pas été plus simple de considérer
que, chaque fois qu'un contractant se montre violent, agressif ou
prédateur, la condition d'« urgence », visée par le texte, est remplie ?
Selon nous, le caractère vain de la mise en demeure ne devrait pas
dépendre de la gravité du manquement mais seulement de circonstances
objectives : l'inexécution est définitive et ne peut être corrigée
ou rattrapée ; la livraison du bien ou du service promis ne peut plus
intervenir en raison de circonstances factuelles (il a été détruit) ou
juridiques (un tiers a acquis de bonne foi des droits sur lui)...
Aussi, sans remettre en cause le principe de la solution, il nous
semble qu'un contrôle plus strict devrait être exercé sur les éléments
qui permettent de considérer que la mise en demeure est vaine. C'est
le prix à payer si l'on ne souhaite pas que la mise en demeure, qui
a ses vertus propres, disparaisse petit à petit et s'efface devant la
gravité, que l'on ne discute pas ici, du comportement adopté par une
des parties.
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Revue des contRats 2 - Juin 2024
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