Droit et Société - Volume 63 - Droit, justice et changement social - 106

DROIT, JUSTICE ET CHANGEMENT SOCIAL
Le problème posé par l'informatisation du service juridique et judiciaire réside
dans la nécessité d'une action partagée, qui engage l'ensemble des acteurs
du domaine. Ainsi, la seule signification des procédures accompagnant l'introduction
ou la progression d'une action judicaire suppose que l'ensemble des entités
concernées s'accordent sur le recours à cette modalité d'échange, et contrôle
la technologie qui la rend possible : numérisation des documents dans un format
reconnu, recours à une modalité ou à une plateforme de transmission et de partage
des fichiers (un greffe numérique), acquisition de compétences nouvelles en
matière informatique, etc. En matière procédurale, il est inévitable qu'on s'arrête
également aux effets juridiques associés à ces nouvelles conventions pratiques.
Mais quoi qu'il en soit, tout ce qui précède rend surtout compte de ce que toute
innovation sociale exige tôt ou tard une forme d'adhésion collective.
Or, l'avènement du numérique dans le domaine de la justice s'inscrit au contraire
dans un champ traversé par des intérêts institutionnels, financiers et stratégiques
opposés, de sorte que l'intérêt commun s'oppose parfois, au plan pratique,
à l'intérêt des uns et des autres.
Le problème de l'opposition des intérêts ne constitue cependant qu'une expression
parmi d'autres d'un problème plus large, touchant les difficultés entourant
la réforme des champs d'action fortement institutionnalisés, comme celui de
la justice 3. La transformation radiale des grands ensembles a d'ailleurs toujours
posé le problème de la mobilisation des acteurs que ces transformations interpellent
et contraignent. Lénine se plaignait ainsi de l'incapacité de la classe ouvrière
de prendre conscience de ses intérêts collectifs et de se mobiliser pour son propre
avantage 4. Machiavel indiquait de même la difficulté d'imposer quelque changement
que ce soit aux institutions : « Le novateur a pour ennemis tous ceux que
l'ordre ancien favorise, et il ne trouve que de tièdes défenseurs chez ceux que
favoriserait l'ordre nouveau » 5. La sociologie politique contemporaine s'est ellemême
penchée sur le problème de l'immobilisme des individus à l'égard de réformes
collectives pourtant susceptibles d'améliorer leur propre condition personnelle.
« Cette logique est fortifiée au niveau individuel par le double constat
que [...] sa contribution personnelle n'affectera guère les chances d'obtenir le
bien collectif et que la conduite adoptée, dans quelque sens que ce soit, passera
vraisemblablement inaperçue » 6. Il s'ensuit qu'aucun des agents concernés ne se
sent l'obligation d'en prendre l'initiative, sans le concours d'incitations sélectives,
c'est-à-dire d'avantages précis dont il pourrait directement (et souvent personnellement)
profiter 7.
3. Pascale LABORIER, Pierre NOREAU, Marc RIOUX et Guy ROCHER (dir.), Les réformes en santé
et en justice : Le droit et la gouvernance, Presses de l'Université Laval, Québec, 2008.
4. LENINE, Que faire ?, Éditions sociales, Paris, 1976, p. 353-544.
5. Nicolas MACHIAVEL, Le Prince, Le Livre de poche, Paris, 1972, p. 29 et 30.
6.
François CHAZEL, « Individualisme, mobilisation et action collective », dans Pierre BIRNBAUM
et Jean LECA (dir.), Sur l'individualisme : Théories et méthodes, Presses de la Fondation nationale
des sciences politiques, Paris, 1986, p. 247.
7. Mancur OLSON, Logique de l'action collective, Presses universitaires de France, Paris, 1978,
p. 75-88.
DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 63, 2024
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