Droit et Société - Volume 63 - Droit, justice et changement social - 107

ÉLEMENTS D'UNE THÉORIE DU CHANGEMENT JURIDIQUE ET JUDICIAIRE
L'analyse des logiques et stratégies d'acteurs constitue une avenue souvent
arpentée par les théoriciens du changement et reste une des perspectives d'analyse
les plus riches proposées par la sociologie contemporaine. Ce chapitre se
propose cependant d'explorer plutôt le changement dans une perspective processuelle.
On entend par là, l'étude des tensions qui naissent entre les références, les
normes et les pratiques au sein des institutions, tensions dont l'issue favorise ou
limite les chances que surviennent un changement. Sans rendre prévisibles par
avance les mutations que peuvent connaître une société, une institution ou une
simple organisation, ces oppositions structurent l'analyse de ces processus. Ce
chapitre propose les éléments d'une théorie inductive du changement institutionnel.
L'introduction des innovations technologiques dans les activités de justice
nous sert ici de laboratoire. Pour faire image, je recourrai également à d'autres
exemples tirés de l'histoire récente du système judiciaire ou inspirés de la vie
courante. Il s'agit cependant d'un projet ambitieux dont les objectifs ne seront
que partiellement rencontrés. Ce chapitre ne propose somme toute qu'une hypothèse
générale (un modèle) dont la valeur heuristique reste à démontrer. Aussi
l'évocation y prend parfois la place de la démonstration.
1. Innovations et portée du changement social : trois niveaux
Au sein de tout champ d'action social, les changements comportent des dimensions
à la fois symboliques (ou référentiel) et instrumentales (ou pratique) 8.
La dimension symbolique renvoie aux systèmes de représentations partagés par
les membres du groupe, aux idéologies et aux vecteurs porteurs de signification :
pratiques ritualisées, allégories ou emblèmes, croyances ou certitudes communes,
principes porteurs d'une autorité ontologique ou autoréférentielle, etc. La
8. Ce chapitre est établi dans une perspective inspirée de la sociologie générale. On y trouvera
plusieurs emprunts. Ainsi, j'y recours assez librement à la notion de champ d'action. On trouve
chez Pierre Bourdieu une définition beaucoup plus précise de cette notion. J'y recours ici de
façon assez libre. Dans une perspective très proche, Norbert Élias emploie plutôt la notion de
configuration sociale. Dans tous les cas, on renvoie au réseau constitué des interactions reliant
de façon stable et complémentaire des acteurs sociaux, interactions qui déterminent un ensemble
de rapports spécifiques, observables empiriquement. On s'intéresse plus spécifiquement ici aux
conséquences reliées à l'institutionnalisation des champs sociaux, au sens où l'entendent Berger
et Luckmann. La sociologie classique a souvent eu recours à la notion d'institution pour désigner
ces ensembles de relation et d'activités stables. C'est une notion qu'on utilise également
ici. Le concept d'institution a souvent été associé à l'idée d'une société structurée et confortée
dans sa permanence. Il en va de même de la notion de système auquel je recours également,
comme d'un équivalent. Dans le sens où on l'entend ici, un système ou une institution (on pense
à l'institution judiciaire) ne sont tout au plus que des champs d'action particulièrement bien
intégrés. On dit alors qu'ils sont fortement institutionnalisés. Il s'ensuit qu'en leur sein, tout
changement est plus difficile à introduire que dans le cadre de champs nouveaux et encore en
développement. Au contraire, on étudie ici un champ d'action dont l'institutionnalisation est
acquise. Il ne s'ensuit pas que tout changement y soit impossible. C'est l'objet de cet article. On
a ici abordé ces changements en s'appuyant sur l'analyse de différents niveaux d'action. On
rencontre des procédés théoriques équivalents dans l'œuvre de Talcott Parsons ou celle d'Alain
Touraine dont je reconnais ici l'inspiration.
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DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 63, 2024

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