Droit et Société - Volume 63 - Droit, justice et changement social - 125

ÉLEMENTS D'UNE THÉORIE DU CHANGEMENT JURIDIQUE ET JUDICIAIRE
L'inventaire des multiples dysfonctionnements actuels de l'institution judiciaire
tend cependant à démontrer que même face à une désorganisation impressionnante
de toutes les fonctionnalités du système, la normativité de référence
continue à assurer la conservation des formes de l'action et leur légitimité
formelle. Elle y parvient malgré la désaffection des tribunaux, la tendance à
l'autoreprésentation des citoyens, la longueur de délais incompatible avec les
exigences de l'équité (notamment en présence de parties aux ressources
inégales), l'occupation systématique du temps des tribunaux par les sociétés
commerciales et les institutions publiques, la surenchère des expertises à la cour,
l'absence de recouvrement des gains obtenus par voie de recours collectif,
l'absence d'accès aux pièces d'une instance pendante par voie de plumitif,
l'absence de statistiques judiciaires crédibles, l'incapacité de nombreux membres
du Barreau de vivre de l'activité judiciaire, les critiques entourant les conditions
de nomination des juges, etc. C'est là la force du droit. La norme, une fois
énoncée, tient lieu de vérité, ou du moins de consensus abstrait sur les conditions
de la pratique, et ce, malgré toutes les évidences. La normativité juridique résiste
ainsi souvent à la nécessité, et il est inévitable que cet enfermement limite
l'intégration d'un grand nombre d'innovations sociales et techniques pourtant
essentielles à l'activité courante des tribunaux.
1.3. Le niveau organisationnel et pratique de l'action
Un proverbe chinois nous rappelle que : « On ne peut pas regarder les étoiles
quand on a un clou dans sa chaussure ! ». On peut donner à un énoncé de ce type
toutes sortes d'interprétations, mais le principe reste le même : les contingences
pratiques peuvent venir à bout de toutes les inspirations. Il rappelle surtout qu'on
n'échappe pas à la tyrannie des habitudes et aux contraintes matérielles, financières
et relationnelles de l'action ; bref, aux dimensions instrumentales de cette
action. Elles nous clouent au sol. Ce sont précisément ces contraintes qui balisent
le niveau pratique (ou organisationnel) de l'activité judiciaire : formulaires-types
et modèles de procédures ; nature des équipements et des installations ; plateformes
interactives informatisées (ou non) ; modalités de classement des dossiers
; ergonomie des lieux ; etc. On renvoie ici aux dimensions les plus matérielles
et relationnelles de l'activité juridique et, partant, à la réponse pratique
que les acteurs du champ apportent aux contraintes logistiques et normatives imposées
à leur activité. En regard du niveau référentiel de l'action qui lui fournit
sa justification, le sphère pratique de l'action fait office d'infrastructure. On
pense également aux consensus normatifs qui viennent baliser la prise en compte
de ces contraintes. On parle alors de « matérialisation » de la normativité juridique
40. L'intériorisation de ces contraintes par les acteurs trouve appui sur toute
une série de raisons pratiques, c'est-à-dire de raisonnements qui prennent valeur
d'évidence et justifient les comportements courants et les conventions reconnues
40. Max WEBER, Le savant et le politique, La Découverte, Paris, 2003.
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DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 63, 2024
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