Droit et Société - Volume 63 - Droit, justice et changement social - 127

ÉLEMENTS D'UNE THÉORIE DU CHANGEMENT JURIDIQUE ET JUDICIAIRE
dépersonnalisée, c'est-à-dire sans avoir à mettre en cause sa propre personnalité,
sa sensibilité ou sa vie intérieure. Comme on l'a rappelé, chaque milieu génère
ses propres formes de socialisation. C'est particulièrement le cas du milieu judiciaire
où il ne s'agit pas seulement d'intégrer les règles imposées par le niveau
normatif de l'action, mais de forger les attitudes, les réflexes et les habitus
propres au champ d'action où ces pratiques sont reconnues, et qui expliquent que
les praticiens du droit abordent leur entrée dans la profession comme une forme
d'initiation. L'intériorisation de ces références formalisées et de ces réflexes
« naturalisés » accentue la constitution d'un « être-ensemble », caractéristique de
chaque champ d'action. La justice ne constitue ici qu'un exemple particulièrement
typique de tendances rencontrées dans presque toutes les institutions 45.
Elles confèrent à ces champs spécialisés un caractère souvent ésotérique aux
yeux de ceux qui en sont exclus 46. Le respect même des formes et des conventions
finit par revêtir une valeur en soi. Aussi, la permanence des formes établies
prend-elle dans l'équation sociale valeur de « constante ». C'est une tendance
observable partout. Ainsi, bien que la grande majorité des hommes ne fument
plus aujourd'hui, la plupart des chemises qu'ils portent continuent à arborer une
poche proportionnée aux dimensions d'un paquet de cigarettes, dont on est, par
conséquent, appelé à faire un autre usage ou à donner une autre justification :
qu'on y loge un stylo, un téléphone cellulaire ou des cartes d'affaire 47.
Les effets de cette formalisation (de ce respect des formes) sont eux-mêmes
renforcés par la complémentarité et le caractère automatique des pratiques établies.
La réédition des mêmes séquences d'action constitue encore ici une extraordinaire
économie de pensée et d'initiative. La procédure une fois lancée, la
suite se lit comme du papier à musique. Il s'agit de tendances déjà observées au
sein du système judiciaire, criminel et pénal, mais également dans le cadre des
procédures civiles 48.
À ce niveau de l'action, les habitudes et les formes de socialisation sont directement
associées aux autres impératifs de la pratique : la répartition des
tâches ; la structure et la hiérarchie des relations au sein des cabinets de litige,
(stagiaires, associés juniors et séniors et associés principaux) ; la structure financière
du bureau et le modèle d'affaire privilégié par la pratique ; la nature des
45. Mary DOUGLAS, Comment pensent les institutions, La Découverte, Paris, 2004.
46. Ainsi, la réception d'une décision judiciaire appelle souvent des réactions contrastées selon
qu'on examine l'opinion du public ou l'appréciation des membres de la communauté juridique.
Alors que les critiques pleuvent parfois du côté de l'opinion, on vente souvent du côté des juristes
le brio des plaideurs chargés de l'administration de la preuve ou l'habilité du juge à gérer
l'instance. On pense notamment ici à l'affaire Jian Ghomeshi, à l'affaire Guy Turcotte ou l'affaire
Andrée Ruffo, qui ont été suivi de près par toute la communauté juridique québécoise.
47. Pour exploiter jusqu'au bout la métaphore vestimentaire, on se demande bien à quoi peuvent
réellement servir les cravates et les boutons de manchette. Leur fonctionnalité se perd dans
l'histoire de la mercerie pour homme.
48. Pierre NOREAU, Jean PROULX, Serge BROCHU et Gilles RONDEAU, « Innovation sociale en matière
pénale : du clivage des professions à l'anarchie organisée », dans Guy LEMIRE, Pierre
NOREAU et Claudine LANGLOIS (dir.), Le pénal en action : Le point de vue des acteurs, Presses
de l'Université Laval, Québec, 2004, p. 131-153.
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DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 63, 2024

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